Art français de la guerre
Le départ pour le Golfe des spahis de Valence
Les débuts de 1991 furent marqués par les préparatifs de la guerre du Golfe et les progrès de ma totale irresponsabilité. La neige recouvrit tout, bloquant les trains, étouffant les sons. Dans le Golfe heureusement la température avait baissé, les soldats cuisaient moins que l’été où ils s’arrosaient d’eau, torse nu, sans enlever leurs lunettes de soleil. Oh! ces beaux soldats de l’été, dont presque aucun ne mourut! Ils vidaient sur leur tête des bouteilles entières dont l’eau s’évaporait sans atteindre le sol, ruisselant sur leur peau et s’évaporant aussitôt, formant autour de leur corps athlétique une mandorle de vapeur parcourue d’arcs-en-ciel. Seize litres! devaient-ils boire chaque jour, les soldats de l’été, seize litres! tellement ils transpiraient sous leur équipement dans cet endroit du monde où l’ombre n’existe pas. Seize litres! La télévision colportait des chiffres et les chiffres se fixaient comme se fixent toujours les chiffres: précisément. La rumeur colportait des chiffres que l’on se répétait avant l’assaut. Car il allait être donné, cet assaut contre la quatrième armée du monde, l’Invincible Armée Occidentale allait s’ébranler, bientôt, et en face les Irakiens s’enterraient derrière des barbelés enroulés serré, derrière des mines sauteuses et des clous rouillés, derrière des tranchées pleines de pétrole qu’ils enflammeraient au dernier moment, car ils en avaient, du pétrole, à ne plus savoir qu’en faire, eux. La télévision donnait des détails, toujours précis, on fouillait les archives au hasard. La télévision sortait des images d’avant, des images neutres qui n’apprenaient rien; on ne savait rien de l’armée irakienne, rien de sa force ni de ses positions, on savait juste qu’elle était la quatrième armée du monde, on le savait parce qu’on le répétait. Les chiffres s’impriment car ils sont clairs, on s’en souvient donc on les croit. Et cela durait, cela durait. On ne voyait plus la fin de tous ces préparatifs.
Au début de 1991 je travaillais à peine. J’allais au travail lorsque j’étais à bout d’idées pour justifier mon absence. Je fréquentais des médecins qui signaient sans même m’écouter de stupéfiants arrêts maladie, et je m’appliquais encore à les prolonger par un lent travail de faussaire. Le soir sous la lampe je redessinais les chiffres en écoutant des disques, au casque, mon univers réduit au cercle de la lampe, réduit à l’espace entre mes deux oreilles, réduit à la pointe de mon stylo bleu qui lentement m’accordait du temps libre. Je répétais au brouillon, puis d’un geste très sûr je transformais les signes tracés par les médecins. Cela doublait, triplait le nombre de jours où je pourrais rester au chaud, rester loin du travail. Je n’ai jamais su si cela suffisait de modifier les signes pour changer la réalité, de repasser des chiffres au stylo-bille pour échapper à tout, je ne me demandais jamais si cela pouvait être consigné ailleurs que sur l’ordonnance, mais peu importe ; le travail où j’allais était si mal organisé que parfois quand je n’y allais pas on ne s’en apercevait pas. Quand le lendemain je revenais, on ne me remarquait pas plus que lorsque je n’étais pas là; comme si l’absence n’était rien. Je manquais, et mon manque n’était pas vu. Alors je restais au lit.
Un lundi du début de 1991 j’appris à la radio que Lyon était bloquée par la neige. Les chutes de la nuit avaient coupé les câbles, les trains restaient en gare, et ceux qui avaient été surpris dehors se couvraient d’édredons blancs. Les gens à l’intérieur essayaient de ne pas paniquer.
Ici sur l’Escaut tombaient à peine quelques flocons, mais là-bas plus rien ne bougeait sauf de gros chasse-neige suivis d’une file de voitures au pas, et les hélicoptères portaient secours aux hameaux isolés. Je me réjouis que cela tombe un lundi, car ici ils ne savaient pas ce qu’était la neige, ils s’en feraient une montagne, une mystérieuse catastrophe sur la foi des images que la télévision donnait à voir. Je téléphonais à mon travail situé à trois cents mètres et prétendis être à huit cents kilomètres de là, dans ces collines blanches que l’on montrait aux journaux télévisés. Je venais de là-bas, du Rhône, des Alpes, ils le savaient, j’y retournais parfois pour un week-end, ils le savaient, et ils ne savaient pas ce qu’étaient des montagnes, ni la neige, tout concordait, il n’y avait pas de raison que je ne sois pas bloqué comme tout le monde.
Ensuite je me rendis chez mon amie, qui logeait en face de la gare.
Elle ne fut pas surprise, elle m’attendait. Elle aussi avait vu la neige, les flocons par la fenêtre et les bourrasques à la télé sur le reste de la France. Elle avait téléphoné à son travail, de cette voix fragile qu’elle pouvait prendre au téléphone: elle avait dit être malade, de cette grippe bien sévère qui ravageait la France et dont on parlait à la télévision. Elle ne pourrait pas venir aujourd’hui. Quand elle m’ouvrit elle était encore en pyjama, je me déshabillai et nous nous couchâmes dans son lit, à l’abri de la tempête et de la maladie qui ravageaient la France, et dont il n’y avait aucune raison, vraiment aucune raison, que nous soyons épargnés. Nous étions victimes comme tout le monde. Nous fîmes l’amour tranquillement pendant que dehors un peu de neige continuait de tomber, de flotter et d’atterrir, flocon après flocon, pas pressée d’arriver.
Mon amie vivait dans un studio, une seule pièce et une alcôve, et un lit dans l’alcôve occupait toute la place. J’étais bien auprès d’elle, enveloppé dans la couette, nos désirs calmés, nous étions bien dans la chaleur tranquille d’une journée sans heures pendant laquelle personne ne savait où nous étions. J’étais bien au chaud dans ma niche volée, avec elle qui avait des yeux de toutes les couleurs, que j’aurais voulu dessiner avec des crayons vert et bleu sur du papier brun. J’aurais voulu, mais je dessinais si mal, et pourtant seul le dessin aurait pu rendre grâce à ses yeux d’une merveilleuse lumière. Dire ne suffit pas; montrer est nécessaire. La couleur sublime de ses yeux échappait au dire sans laisser de traces. Il fallait montrer. Mais montrer ne s’improvise pas, ainsi que les stupides télévisions le prouvaient tous les jours de l’hiver de 1991. Le poste était dans l’alignement du lit et nous pouvions voir l’écran en tassant les oreillers pour surélever nos têtes. À mesure qu’il séchait le sperme tirait les poils de mes cuisses, mais je n’avais aucune envie de prendre une douche, il faisait froid dans le réduit de la salle de bains, et j’étais bien auprès d’elle, et nous regardions la télévision en attendant que le désir nous revienne.
La grande affaire de la télé était Desert Storm, Tempête du Désert, un nom d’opération pris dans Star Wars, conçu par les scénaristes d’un cabinet spécialisé. À côté gambadait Daguet, l’opération française et ses petits moyens. Daguet, c’est le petit daim devenu un peu grand, Bambi juste pubère qui pointe ses premiers bois, et il sautille, il n’est jamais loin de ses parents. Où vont-ils chercher leurs noms, les militaires? Daguet, qui connaît ce mot? Ce doit être un officier supérieur qui l’a proposé, qui pratique la vénerie sur ses terres de famille. Desert Storm, tout le monde comprend d’un bout à l’autre de la Terre, ça claque dans la bouche, explose dans le cœur, c’est un titre de jeu vidéo. Daguet est élégant, provoque un sourire subtil entre ceux qui comprennent. L’armée a sa langue, qui n’est pas la langue commune, et c’est très troublant. Les militaires en France ne parlent pas, ou entre eux. On va jusqu’à en rire, on leur prête une bêtise profonde qui se passerait de mots. Que nous ont-ils fait pour que nous les méprisions ainsi? Qu’avons-nous fait pour que les militaires vivent ainsi entre eux ?
L’armée en France est un sujet qui fâche. On ne sait pas quoi penser de ces types, et surtout pas quoi en faire. Ils nous encombrent avec leurs bérets, avec leurs traditions régimentaires dont on ne voudrait rien savoir, et leurs coûteuses machines qui écornent les impôts. L’armée en France est muette, elle obéit ostensiblement au chef des armées, ce civil élu qui n’y connaît rien, qui s’occupe de tout et la laisse faire ce qu’elle veut. En France on ne sait pas quoi penser des militaires, on n’ose même pas employer un possessif qui laisserait penser que ce sont les nôtres: on les ignore, on les craint, on les moque. On se demande pourquoi ils font ça, ce métier impur si proche du sang et de la mort ; on soupçonne des complots, des sentiments malsains, de grosses limites intellectuelles. Ces militaires on les préfère à l’écart, entre eux dans leurs bases fermées de la France du Sud, ou alors à parcourir le monde pour surveiller les miettes de l’Empire, à se promener outre-mer comme ils le faisaient avant, en costume blanc à dorures sur de gros bateaux très propres qui brillent au soleil. On préfère qu’ils soient loin, qu’ils soient invisibles; qu’ils ne nous concernent pas. On préfère qu’ils laissent aller leur violence ailleurs, dans ces territoires très éloignés peuplés de gens si peu semblables à nous que ce sont à peine des gens.
C’est là tout ce que je pensais de l’armée, c’est-à-dire rien; mais je pensais comme ceux, comme tous ceux que je connaissais; cela jusqu’au matin de 1991 où je ne laissais émerger de la couette que mon nez, et mes yeux pour regarder. Mon amie lovée contre moi caressait doucement mon ventre et nous regardions sur l’écran au bout du lit les débuts de la troisième guerre mondiale.
Nous regardions la rue du monde, pleine de gens, mollement accoudés à la fenêtre hertzienne, installés dans l’heureuse tranquillité qui suit l’orgasme, qui permet de tout voir sans penser à mal ni à rien, qui permet de voir la télévision avec un sourire flottant aussi longtemps que se déroule le fil des émissions. Que faire après l’orgie? Regarder la télévision. Regarder les nouvelles, regarder la machine fascinante qui fabrique du temps léger, en polystyrène, sans poids ni qualité, un temps de synthèse qui remplira au mieux ce qui reste du temps.
Pendant les préparatifs de la guerre du Golfe, et après, quand elle se déroula, je vis d’étranges choses; le monde entier vit d’étranges choses. Je vis beaucoup car je ne quittais guère notre cocon d’Hollofil, ce merveilleux textile de Du Pont de Nemours, cette fibre polyester à canal simple qui remplit les couettes, qui ne s’affaisse pas, qui tient chaud comme il faut, bien mieux que les plumes, bien mieux que les convertures, matière nouvelle qui permet enfin – vrai progrès technique – de rester longtemps au lit et de ne plus sortir; car c’était l’hiver, car j’étais en pleine irresponsabilité professionnelle, et je ne faisais rien d’autre que de rester couché au côté de mon amie, regardant la télé en attendant que notre désir se reforme. Nous changions l’enveloppe de la couette quand notre sueur la rendait poisseuse, quand les taches du sperme que j’émettais en grande quantité il faut dire: « à tort et à travers» – séchaient et rendaient le tissu râpeux.
Je vis, penchés à la fenêtre, des Israéliens au concert avec un masque à gaz sur le visage, seul le violoniste n’en portait pas, et il continuait de jouer; je vis le ballet des bombes au-dessus de Bagdad, le féerique feu d’artifice de couleur verte, et j’appris ainsi que la guerre moderne se déroule dans une lumière d’écrans; je vis la silhouette grise et peu définie de bâtiments s’approcher en tremblant puis exploser, entièrement détruits de l’intérieur avec tous ceux qui étaient dedans; je vis de grands B52 aux ailes d’albatros sortir de leur emballage du désert d’Arizona et s’envoler à nouveau, emportant des bombes très lourdes, des bombes spéciales selon les usages; je vis des missiles voler au ras du sol désertique de Mésopotamie et chercher eux-mêmes leur cible avec un long aboiement de moteur déformé par l’effet Doppler. Je vis tout ceci sans en ressentir le souffle, juste à la télé, comme un film de fiction un peu mal fait. Mais l’image qui me stupéfia le plus au début de 1991 fut très simple, personne sûrement ne s’en souvient plus, et elle fit de cette année, 1991, la dernière année du XXème siècle. J’assistai pendant le journal télévisé au départ pour le Golfe des spahis de Valence.
Ces jeunes garçons avaient moins de trente ans, et leurs jeunes femmes les accompagnaient. Elles les embrassaient devant les caméras, portant de petits enfants qui pour la plupart n’étaient pas en âge de parler. Ils s’étreignaient tendrement, ces jeunes gens musclés et ces jolies jeunes femmes, et ensuite les spahis de Valence montaient dans leurs camions couleur sable, leurs VAB, leurs Panhard à pneus. On ne savait pas alors combien reviendraient, on ne savait pas alors que cette guerre-là ne ferait pas de morts du côté de l’Occident, presque aucun, on ne savait pas alors que la charge de la mort serait supportée par les autres innombrables, par les autres sans nom qui peuplent les pays chauds, comme l’effet des polluants, comme les progrès du désert, comme le paiement de la dette ; alors la voix off se laissait aller à un commentaire mélancolique, on s’attristait ensemble du départ de nos jeunes gens pour une guerre lointaine. J’étais stupéfait.
Ces images-là sont banales, on les voit toujours aux télévisions américaine et anglaise, mais ce fut la première fois en 1991 que l’on vit en France des soldats partir serrant contre eux leur femme et leurs enfantelets; la première fois depuis 1914 que l’on montrait des militaires français comme des gens dont on pouvait partager la peine, et qui pourraient nous manquer.
Le monde tourna brusquement d’un cran, je sursautai.
Je me redressai, je sortis de la couette davantage que mon nez.
Je sortis ma bouche, mes épaules, mon torse. Il fallait que je m’assoie, il me fallait bien voir car j’assistais sur la chaîne hertzienne – en dehors de l’entendement mais au vu de tous – à une réconciliation publique. Je remontai mes jambes, les entourai de mes bras et, le menton posé sur les genoux, je continuai de regarder cette scène fondatrice: le départ pour le Golfe des spahis de Valence; et certains essuyaient une larme avant de monter dans leur camion repeint de couleur sable.
Alexis Jenni.
L’art français de la guerre.
Gallimard, 2011.