Folles rumeurs
Il y a toujours eu des rumeurs. Dans les bistrots de village, les cours de récréation, les loges de concierge, les dîners en ville. Autour des lavoirs ou à la corbeille de la Bourse, imprimées dans les gazettes ou chuchotées à l’église. TI y a toujours eu des rumeurs. Qui ont ruiné des réputations, brisé des vies, conduit des «sorcières» au bûcher. Ou simplement alimenté des conversations, excité les honnêtes gens, pimenté les journées de ceux qui épient leurs voisins derrière leurs volets… La rumeur est rarement souriante. Elle est « glauque et grise, insidieuse et sournoise, disait Desproges. Elle glisse entre les doigts comme la muqueuse immonde autour de l’anguille morte ».
La rumeur a toujours existé. Socrate, lors de son procès au Ive siècle avant Jésus-Christ, se plaignait déjà des «ragots forgés» contre lui, «par jalousie ou malveillance, colportés, comme toujours, par des inconnus y croyant ou faisant semblant d’y croire ». Au Moyen Âge, les commères désignaient aux prêtres les «hérétiques ». À la fin des années 1960, dans la bonne ville d’Orléans, les femmes craignaient de rentrer dans les cabines d’essayage de magasins tenus par des «Juifs» de peur d’être enlevées par des « réseaux de traite des Blanches» ….
La rumeur est vieille comme le monde. Mais depuis dix ans, pourtant, tout est différent. Elle ne se faufile plus comme l’anguille si bien décrite par Desproges. La rumeur a changé d’apparence. À cause d’une bombe à fragmentation nommée internet. La rumeur est devenue un virus qui s’insinue dans tous les interstices de nos sociétés. Sur la toile, les simples commérages comme les campagnes de calomnie, les inoffensives légendes urbaines comme les psychoses collectives les plus dangereuses ont acquis une puissance inégalée et se propagent à la vitesse de la lumière. Par un simple clic, elles atteignent en quelques secondes des milliers, voire des millions, d’individus. Le numérique a décuplé leur nocivité et leur pouvoir de résistance.
On croit les avoir terrassées, mais elles restent tapies au fond des moteurs de recherche. Elles peuvent ressurgir n’importe quand. Elles ne s’arrêtent jamais, traversent les frontières, se jouent des fuseaux horaires. Le plus souvent, avant d’éclater au grand jour, elles échappent à tout ce qui, jusqu’à aujourd’hui, fait nos démocraties : la presse, les élus, les partis, les syndicats, les institutions, l’école … profitant de leur affaiblissement et tirant des forces de leur discrédit.
Désormais, la rumeur n’est plus un épiphénomène, un accident, une poussée de fièvre. Elle fait partie intégrante de nos sociétés modernes. Avant de nous lancer dans cette enquête, nous n’avions pas nous-mêmes mesuré l’étendue de son empire. Et surtout de ses possibilités pour l’avenir. Un futur très proche. Nous y sommes peut-être déjà. Chaque jour ou presque apporte son lot de fausses nouvelles, déversées sur la place du« village mondial ». Répétées par un« bouche-à-oreille» qui a pour nom Twitter ou Facebook. Sans nous en rendre compte, par glissements progressifs, nous entrons dans un monde où la limite entre le « vrai» et le « faux» risque d’être de plus en plus floue. L’information y coule à jet continu et la rumeur s’y glisse sans difficulté. Calomnies, mensonges, manipulations, intox, délires en tout genre font désormais partie du fond sonore. Dans un climat de scepticisme généralisé.
Qu’est -ce qui est vrai ? Qu’est -ce qu’on nous cache ?
Qu’est-ce qui est faux? Qui doit-on croire? La moitié des Français, disent les sondages, adhèrent … aux théories du complot. Près d’un tiers estiment que des «groupes secrets» manœuvrent la France en sous-main. Et les résultats varient à peine selon l’âge, le sexe ou le lieu de vie des sondés. Les thèses conspirationnistes séduisent dans tous les milieux. Ce phénomène est massif et protéiforme. Tandis que – est-ce un hasard ? – le discrédit qui vise les hommes politiques a franchi un niveau jamais atteint. En janvier 2014, 92 % des Français ne leur faisaient plus confiance! Et 77 % d’entre eux disaient ne plus croire à ce qu’ils lisent dans les journaux, entendent à la radio, voient à la télé. Bienvenue dans la société parano. Sans défense immunitaire contre les virus de la rumeur qui se répliquent et pénètrent les esprits. Qui mutent sans plus jamais disparaître.
Cette maladie fait des victimes, chaque jour plus nombreuses. Ceux qui, crédules, se laissent infecter par le poison. Et ceux bien sûr que la rumeur prend pour cibles. Ministres, vedettes du petit écran ou anonymes. Tous ceux que nous avons rencontrés disent leur sidération. Leur incompréhension. La violence subie, qui peut parfois aller jusqu’aux atteintes physiques. Le traumatisme qui, souvent, les a marqués à vie.
Matthieu Aron.
Franck Cognard.
Folles rumeurs.
Stock, 2014.