La désinvolture
Quand elle est laisser-aller, irresponsabilité, la désinvolture est à ranger parmi les défauts. Mais c’est une qualité lorsqu’elle se manifeste par une légèreté souriante, une façon habile d’éviter les tracas de l’existence, une liberté un peu insolente. À travers certains de leurs films, Cary Grant, George Clooney, le jeune Jean-Claude Brialy, Vittorio Gassman dans Le Fanfaron, de Dino Risi, représentent bien cette race d’hommes élégants, décontractés, enjôleurs, auxquels on ne tient pas rigueur de leur sens de l’esquive, de leur insouciance, de leur spirituelle irrévérence, de leur égoïsme travesti en surcroît de séduction. La désinvolture devient alors du grand art, comme chez Denis Grozdanovitch (Petit traité de désinvolture).
J’aurais aimé écrire un roman qui se serait intitulé La Vie désinvolte. C’eût été le portrait de l’homme que je ne suis pas et que j’aurais rêvé d’être. J’enviais l’un de mes camarades du lycée Ampère qui, devant les professeurs comme devant ses parents, affichait une éblouissante désinvolture. Toujours le geste, le sourire ou le mot pour donner le change et se tirer d’affaire. Décontraction et nonchalance. Humour et j’m’enfoutisme. Combien de fois lui ai-je sauvé la mise par des faux témoignages qu’il obtenait de moi parce que justement j’étais sous le charme de sa désinvolture?
Je m’y suis essayé. Ça sonnait faux. Ma légèreté avait du mal à décoller de mon savoir-vivre. Impertinent, je savais l’être, mais sans ce naturel, cette indifférence qui ne sentent pas la préparation ou l’autosatisfaction. Comment se montrer désinvolte quand on est lesté de tant de principes? Comment échapper avec adresse à sa tâche ou à son devoir si l’on doit ensuite le payer d’une poussée de mauvaise conscience? J’attachais trop de prix à la responsabilité pour m’en libérer d’un sourire ou d’un bon mot. Pis: j’appelle muflerie la désinvolture avec les femmes.
On comprend pourquoi je n’ai pas écrit une seule ligne de La Vie désinvolte. Beau titre, quand même.
Bernard Pivot.
Les mots de ma vie.
Albin Michel, 2011.