La vie vivante
Prenons l’exemple des adversités qu’il s’agirait de combattre.
Elles deviennent quasiment impossibles à personnaliser. Ce sont rarement des hommes, des groupes, des partis qui servent la domination à visage découvert. Nous sommes le plus souvent confrontés à des systèmes. Ils sont proliférants et peu gouvernables. Ils charrient, en les mêlant de manière confuse, promesses et menaces. L’idéologie qui les habite est rarement facile à identifier. Elle est ordinairement invisible. La séduction qu’ils exercent résulte de cette intrication, toujours plus serrée, du meilleur et du pire, de la rationalité et de l’idéologie. L’économie mondiale est ainsi devenue un «système ». La technoscience en est un autre. L’appareil médiatique planétaire, qui s’est substitué à l’ancien journalisme, s’apparente à un système. Le cyberespace est un dispositif comparable. La même remarque peut être faite de la finance planétaire, vaste réseau hors sol dont rend assez mal compte l’expression «marchés financiers ». Ces différents systèmes posent les mêmes difficultés à la citoyenneté démocratique et aux États nations. Qui les gouverne vraiment? À quel dessein obéissent-ils? Comment départager les bienfaits qu’ils apportent et les dominations qu’ils induisent? Où faudrait-il se poster pour leur résister?
Le fait qu’ils soient effectivement hors sol leur confère une puissance inédite. Déterritorialisés, ces systèmes sont hors d’atteinte des peuples. Les États démocratiques sont à peu près démunis devant leur avancée. Ils sont des mécaniques sans visées particulière – en encore moins choisies -, des horlogeries sans horloger, des chantiers sans maître d’œuvre. Ils obéissent à la seule rotation de leurs engrenages. «L’économie moderne, reconnaît Luc Ferry, fonctionne comme la sélection naturelle chez Darwin: chaque entreprise doit innover sans cesse pour s’adapter, mais le processus global que cette contrainte absolue produit est définalisé. C’est un « procès sans sujet », dépourvu de toute espèce d’idéal commun.»
N’imaginons pas que ces systèmes n’interviennent qu’à l’échelon global ou macro-économique. Nous en faisons l’expérience dans notre vie quotidienne. Qu’il s’agisse des rapports que nous entretenons avec notre banque, notre fournisseur d’accès à Internet, l’opérateur de notre téléphone portable et bien autre chose encore, nous sommes confrontés à des vis-à-vis humains mais à des protocoles de communications gérés par des machines. Nos requêtes se voient ainsi englouties par un dédale de serveurs impersonnels auxquels nous donnent accès les codes et mots de passe en vigueur. Il en résulte un fort sentiment d’impuissance, voire d’abandon ou d’indifférence. À mesure que les outils informatiques se perfectionnent, la confrontation humaine se dissout davantage. Les fameux centres d’appel délocalisés qui sont encore en service et où des opérateurs, sous-payés, usent d’une politesse formatée ne sont jamais qu’une étape transitoire vers la généralisation des robots parlants. Quant aux salariés des entreprises multinationales, ils ont de plus en plus de mal, dans ces labyrinthes, à identifier le décideur auquel ils pourraient s’adresser.
L’énorme puissance qui émerge ainsi dans le monde, celle des systèmes, ne ressemble à aucune de celles que les humains ont affrontées dans leur histoire. Elle renvoie significativement à certaines figures modernes de la catastrophe. On pense à ces coulées volcaniques que rien ne peut ralentir. On songe tout aussi bien aux nuages toxiques (Tchernobyl) ou aux propagations épidémiologiques capables de couvrir la planète en un clin d’œil, ou encore aux dérèglements financiers dont la contagion intercontinentale est plus foudroyante encore. Pareille puissance désarme l’action collective traditionnelle. Elle démonétise, d’emblée, les avancées de la pensée critique. D’autres formes démocratiques sont requises. Des engagements intellectuels d’un type nouveau sont à inventer. On veut dire par là que les intellectuels critiques doivent accepter de se faire eux aussi nomades, en courant le risque de mettre en danger les idées qu’ils tiennent pour vraies.
Quant aux citoyens ordinaires, ils doivent s’accoutumer à ruser avec la logique des systèmes, de façon à pouvoir retourner la domination contre elle-même. Des tentatives de cet ordre sont faites ici et là, mais on reste loin du compte. On cite parfois le concept de «foules intelligentes» proposé par l’écrivain américain Howard Rheingold, inventeur du concept de smart mobs, ces collectivités éphémères et non hiérarchiques qui apparaissent de façon spontanée pour résister à une injustice ou résoudre un problème 16. D’autres pistes existent, d’autres dissidences se font jour.
Jean-Claude Guillebaud.
La vie vivante.
Les arènes, 2011.