Pressions
La surexposition à l’argent
Une autre série de travaux, cette fois dédiés à la surexposition à l’argent, présente des résultats tout aussi troublants. Dans une étude marquante, des volontaires étaient séparés en deux groupes. Le premier était soumis au « priming », une technique qui active le subconscient des sujets sur une thématique donnée: concrètement, on leur fait faire une série de petits exercices sur ordinateur, dont l’objet importe peu, mais qui sont entrecoupés d’apparitions, en fond d’écran, de billets de banque. Dans le second groupe, le groupe contrôle, les sujets font exactement les mêmes exercices, mais les images de billets sont remplacées par des fleurs, des chaussures, des tables, ou toute autre image neutre. Autre exemple d’exercice: on leur demande de classer des bouts de papier en fonction de la taille et du chiffre y figurant. Pour le groupe soumis au « priming », les papiers sont remplacés par des billets de banque.
Le but est donc d’exciter discrètement la pensée « argent» chez certains volontaires, dans un premier temps. Lors d’une deuxième étape, on réunit les participants des deux groupes dans une salle de travaux pratiques où on leur demande de résoudre des problèmes plus ou moins compliqués, en précisant que, s’ils ont besoin d’aide, ils peuvent faire appel aux autres participants. Les sujets stimulés par l’argent vont solliciter moins d’aide et, quand eux-mêmes seront sollicités, ils donneront moins de conseils et y consacreront moins de temps. Quand l’examinateur, assis dans un fauteuil, leur demande après l’épreuve: « Venez-vous asseoir à côté de moi. Approchez la chaise, on va discuter un petit peu … », les volontaires activés par l’argent approchent leur chaise moins près de l’examinateur que les individus du groupe contrôle.
Ainsi, le simple fait d’être confrontés à l’argent nous rend moins solidaires et nous éloigne des autres, et ce au moins pour quelque temps après l’expérience. Là où les résultats de cette étude sont inquiétants, c’est lorsqu’on sait à quel point l’argent est omniprésent dans nos vies et à quel point certaines personnes le mettent au centre de leur existence (par cupidité pour l’accumuler, ou par nécessité pour ne pas en manquer).
Écrans, sollicitations digitales et vols d’attention
À la pléthore de nourriture s’ajoute la pléthore d’interruptions et de sollicitations: les sonneries, les SMS, les mails, les tweets, toutes ces sollicitations numériques posent problème. Les études sur le bienêtre démontrent qu’une demi-heure de marche en milieu urbain est nettement moins bénéfique pour la santé qu’une demi-heure de marche en forêt ou dans un parc. Il y a peut-être là des explications liées à la pollution, mais une autre hypothèse désigne comme responsable le flux d’attention irrégu1ier, notre état de conscience sans arrêt interrompu par le bruit, les feux rouges, les panneaux publicitaires qui sans cesse nous attirent, captent notre esprit par toutes sortes de stimuli urbains.
Je me souviens d’une histoire que m’avait racontée l’une de mes patientes. Un soir qu’elle regardait une émission de variétés à la télévision, elle crut apercevoir, dans l’appartement à l’opposé de sa cour d’immeuble, le stroboscope d’une boîte de nuit. C’était en fait la télévision du voisin qui projetait des images saccadées aux couleurs criardes. Et elle se dit,’ « Qu’est-ce qu’il prend dans la tête! S’il est épileptique, il va faire une crise … C’est fou comme ce programme télé clignote dans tous lessens! » Puis elle se remet à suivre son émission. Et tout à coup, elle a un doute,’ elle regarde à nouveau les clignotements de la télé du voisin, puis la sienne, et se rend compte qu’elle regarde la même émission que lui! Absorbée par ce programme, elle ne réalisait pas à quel point elle subissait elle aussi les changements incessants de plans-séquences.
Si l’on compare la télévision des années 1960 à celle d’aujourd’hui, on comprend que le changement principal n’est pas tant l’apparition de la couleur, mais bien plutôt l’accélération du rythme, le passage de plans-séquences pouvant durer plusieurs minutes à des plans excédant rarement les 3 secondes. Ces images fragmentées favorisent-elles l’écoute des arguments de l’orateur qui s’exprime? Évidemment non, elles transforment juste le débat en spectacle télé. De plus, cette fragmentation des images représente, sans que l’on s’en rende compte, une agression cérébrale, empêchant notre cerveau de se poser, d’écouter, de réfléchir, de juger sur le fond et non sur la forme.
Cette accumulation de sollicitations génère pour un certain nombre d’entre nous, si ce n’est pour la totalité, des problèmes de stabilité attentionnelle. Celles et ceux qui pratiquent la méditation savent que, lorsqu’on commence à méditer, on ne trouve pas le calme, le vide, mais un grand tumulte intérieur, l’instabilité de notre pensée qui s’égare. Certes, c’est la tendance naturelle de notre esprit que de bavarder ainsi en permanence. Là encore, notre environnement actuel, au lieu de nous aider, aggrave considérablement cette tendance et nous pousse à ne plus réfléchir dans la continuité, mais à être juste réactifs à ce qu’on nous montre. Tout devient un spectacle entrecoupé de publicités.
De nombreux travaux montrent l’irrésistible tendance de notre esprit à vagabonder. C’est quelque chose de naturel mais qui est renforcé par les pollutions multiples que nous subissons. Dans une étude récente1, des chercheurs ont demandé à plusieurs milliers de personnes de noter plusieurs fois par jour ce qu’ils faisaient, comment ils se sentaient (« plutôt bien» ou « plutôt mal ») et, surtout, s’ils étaient attentifs à l’activité qu’ils étaient en train de faire ou si leur esprit était parti ailleurs. À cet effet, ils avaient dû télécharger un logiciel sur leur portable qui sonnait au moment de répondre aux questions. En d’autres termes, on demandait aux personnes de prendre conscience de leur degré de présence à l’activité dans laquelle elles étaient engagées. Ces chercheurs ont montré que notre bien-être ne dépendait pas seulement de notre activité, mais aussi du fait que nous étions présents, ou non, à ce que nous faisions, et ce quelle que soit l’activité.
À l’inverse, plus notre esprit vagabonde, moins nous nous sentirons bien. Par exemple, entourés de nos amis mais absents par l’esprit, nous sommes bien moins heureux que si nous nous consacrons pleinement à notre travail! Cette vérité de l’instant rappelle l’importance de la stabilité attentionnelle pour notre bonheur. On comprend l’importance et l’impact majeur et mesurable que peut avoir sur notre bienêtre la manière dont nous conduisons nos activités et dont nous sommes présents au monde.
Les dangers de la pression du temps
L’énorme pression du temps que notre mode de vie nous impose est un sujet peut-être plus troublant encore. La pléthore des choses à faire pendant les week-ends, les vacances, durant nos heures de loisirs, nous submerge.
Une étude expérimentale déjà assez ancienne montre comment un petit détail comme le sentiment d’urgence peut bousculer nos valeurs et modifier nos comportements. Cette observation portait sur des étudiants en théologie au profil identique. Les chercheurs leur demandaient de préparer une homélie sur la parabole du Bon Samaritain. Cette parabole, tirée du Nouveau Testament, raconte comment un voyageur passant dans une région un peu dangereuse est attaqué par des brigands qui le frappent, le dévalisent puis le laissent pour mort au bord du chemin. Un premier voyageur passe, puis un autre, mais ils ne s’arrêtent pas, probablement parce qu’ils ont peur.
On donne aux étudiants la consigne suivante: « Vous allez étudier ce texte avec attention et préparer un sermon que vous enregistrerez dans un studio situé dans le quartier voisin. » Une fois les étudiants sensibilisés, grâce au texte, à l’altruisme et à l’aide à apporter aux inconnus, ils sont envoyés pour enregistrer leur homélie dans un studio proche. À la moitié de ces étudiants, on dit: « Vous avez le temps, ne traînez pas trop en route, mais ça va ailer … » Et à l’autre moitié: « Dépêchez-vous, vous êtes en retard, allez-y vite sinon votre tour va passer et vous ne pourrez plus enregistrer! » Sur le chemin, un comparse a pour mission de s’allonger par terre et de geindre, comme le voyageur qui a été agressé. Les chercheurs voulaient voir si les traits de caractère, de personnalité, la qualité du texte qu’ils avaient étudié avaient une influence sur l’aide apportée. La pression du temps que l’on avait fait peser sur les épaules des étudiants s’avéra être la variable la plus influente.
Les deux tiers des étudiants sur lesquels on n’avait pas fait peser la pression du temps s’arrêtaient pour aider la personne qu’il fallait secourir, et seulement un tiers ne s’arrêtait pas (ils devaient être stressés par la perspective de leur enregistrement !). En revanche, la pression du temps exercée sur l’autre groupe faisait qu’ils n’étaient plus que 10 % à s’arrêter! Un sur dix! Alors que ces étudiants en théologie venaient de travailler sur une parabole parlant d’altruisme !
Cela encore doit nous inciter à beaucoup de modestie. La facilité avec laquelle nos bonnes intentions et nos valeurs peuvent être bousculées par un simple sentiment de fausse urgence est déconcertante, vexante, humiliante, déprimante … mais bien réelle! Nos dispositions naturelles ou nos valeurs sont constamment entravées par de petits détails comme ceux-ci. Il faut débusquer inlassablement les façons dont, dans nos vies, l’impression d’être bousculé par le temps, par la masse des choses à faire, peut progressivement dénaturer nos capacités à être de bons humains.
Christophe André.
Se changer, changer le monde.
J’ai Lu, 2015.