A travers les visages
– Tu dors ?
A la voix qui me parle, je voudrais crier « non » mais je me tais en gardant mes paupières closes. Prononcer un mot m’arracherait au rêve qui m’enchante.
Dans une clairière éclaboussée de lumière, un vieillard à barbe crayeuse vient de m’offrir un iris et m’indique du doigt un cheval. À ma grande surprise, je saute sur son dos fauve – j’ignorais que je pouvais monter à cru ; j’ignorais même que je savais monter – puis je promets à l’ancêtre d’accomplir la mission qu’il m’a confiée. Il sourit et ses fines lèvres en s’écartant déclenchent des chants d’oiseaux. Le soleil brille.
– Dort-il ?
J’attends quelques secondes. Si la pause dure, je vais poursuivre mon objectif et gagner le château. Tendu, les rênes en main, j’ai conscience d’être suspendu entre deux mondes, l’un concret où mes mollets pressent le poitrail chaud d’un alezan, l’autre abstrait où j’ai à peine risqué mes yeux fermés et une oreille distraite.
Face à moi, le druide penche la tête contre son épaule, déçu que je ne m’élance pas. Oh, comme la voix me contrarie, cette voix qui me paralyse, cette voix qui, si elle insistait, me catapulterait ailleurs !
Heureusement, le silence s’étire … Je replonge, apaisé, dans l’univers où mon destrier fonce à travers la forêt. J’aime sa vitesse, sa légèreté, la grâce avec laquelle il enjambe les flaques, contourne les obstacles, se baisse pour éviter les branches. Ses sabots ne touchent plus le sol.
– Tu dors, mon chéri ? chuchote la voix soudain adoucie.
Un frisson me réchauffe. TI me semble reconnaître ce timbre. Sur le ciel, derrière les cimes des arbres, le visage de ma mère m’apparaît, immense, tendre, rayonnant, bienveillant. Elle m’encourage. Elle m’invite à accélérer. Bonheur … Tout en galopant, je reçois la caresse de sa présence.
– Debout, crétin !
Coup sur l’épaule. Je vacille. Déséquilibre.
Dans le premier monde, je tombe de cheval ; dans le second, je glisse de ma chaise.
La chute me laisse hagard, engourdi, la bouche pâteuse, le cul endolori.
Mes paupières s’ouvrent. Adieu route, bocage, coursier ! Autour de moi, je retrouve l’étroit bureau que l’on m’a assigné à la rédaction de Demain, le quotidien de Charleroi. Ma mère a disparu – évidemment, elle est
morte à ma naissance -; à sa place, la trogne rougeaude de Philibert Pégard. Gros, fort, sanguin, aussi gonflé de rage qu’un taureau, le directeur me jauge avec mépris, ses yeux roulant de bas en haut sans me voir.
– Augustin, on ne te paie pas pour dormir !
En me levant, j’imagine lui répliquer que mon travail de stagiaire au journal n’est même pas rémunéré, mais la timidité m’ôte la répartie tandis qu’un élancement déchire mon coccyx. Je me malaxe l’arrière-train.
– Excusez-moi, monsieur Pégard. Les rires fusent des pièces voisines.
Poussant un soupir écœuré, le patron détourne son regard, ainsi que les collègues qui se régalaient de la scène. Je les dégoûte.
Englué dans leurs attentions fielleuses, je renverse de nouveau mon siège en tentant de m’y asseoir.
– Oh pardon, pardon …
J’ai murmuré des excuses à la chaise, mon cas s’aggrave.
J’ai l’air minable, je le sais … Davantage long que grand, je ne dispose pas d’un corps mais d’une tige, une tige qu’incline le poids de mon crâne ; la nuque bossue, le cou cassé, ma silhouette évoque celle d’un portemanteau ; même droit, je gîte. Chez moi, la maigreur dépasse la minceur : lorsque je dévoile mes bras, j’expose des tendons, aucun muscle ; à la piscine – lieu de supplice que j’évite -, j’affiche des creux là où les individus normaux arborent des reliefs, sur la poitrine et sur les fesses ; si j’enlève mes chaussettes, j’exhibe des pieds décharnés dont on compte les vingt-six os. Quant à la nudité intégrale … je ne possède qu’une couleur, le beige – peau beige, tignasse beige, iris beige, toison beige – sur fond de sable, je deviens transparent. Insipidité garantie !
Même si j’y ai consacré peu de temps, j’ai parfois cherché dans le miroir ce qui, en moi, pouvait plaire ; un dérangement a toujours interrompu l’enquête avant résultat.
Selon l’assistante sociale que l’on m’oblige à rencontrer, je ne m’aime pas.
Faux … Je serais enclin à m’apprécier, ce sont les autres qui me vomissent !
Mon insignifiance manque de discrétion, je gêne, j’agace, j’exaspère, ma fadeur suscite le commentaire. Alors que je me souhaiterais invisible en rasant les murs, les gens me remarquent ; ils me contemplent puis, avec un rictus malveillant, lâchent le crachat, l’insulte. « Une tête à claques », avait résumé un éducateur lors de mes seize ans. À vingt-cinq ans, je certifie la pertinence de sa définition.
Éric-Emmanuel Schmitt.
L’homme qui voyait à travers les visages.
Albin Michel, 2016.