Inventer demain
« La révolution numérique commence tout juste»
Où s’arrêtera-t-elle ? Pour l’un des plus fins experts de l’industrie d’internet et du big data en Europe, il n’y a pas de point d’arrêt. L’ensemble de la société est en balance.
Sommes-nous sur le point d’entrer dans une société proche de celle que décrivait George Orwell dans 1984 ? Comment, à l’ère des données (alias les datas) et de la mainmise des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), peut-on bénéficier des formidables opportunités générées par les innovations numériques sans tomber dans le piège de la manipulation des grands groupes ? Comment à l’heure où les pouvoirs publics guerroient sur la Toile contre les cyberterroristes, pouvons-nous protéger nos libertés individuelles ? Sommes-nous à la veille de l’Apocalypse? Notre monde court-il à la catastrophe, comme le martèlent certains prospectivistes ?
« Cette révolution commence tout juste. Son ampleur est totalement insoupçonnable. Quand je tire les perspectives, je ne vois pas de point d’arrêt. » Gilles Babinet est l’un des plus sérieux et inspirés connaisseurs d’internet et des big data. « Le numérique est une sorte de paravent de la complexité. Le monde s’horizontalise. Tous les pouvoirs établis sont confrontés à ce nouveau paradigme. Au niveau de la production des entreprises, l’intelligence globale, les circuits courts, les Fab Labs, la robotisation qui peut remplacer l’homme pour produire plus efficacement modifient tous les paramètres. Tous les pouvoirs sont concernés. Sur le plan bancaire, une nouvelle économie monétaire se met en place. Les plateformes qui échangent le share se développent à toute allure, notamment aux États-Unis.
Résultat: une économie émergente extra-monétaire apparaît. Le troisième aspect de la révolution relève de l’explosion des connaissances. Avant, les enseignements d’universités aussi prestigieuses que Stanford étaient réservés à quelques-uns, aujourd’hui, ils sont disponibles à tous. L’open source, alimenté par tout un chacun, grandit. À l’exemple de Wikipédia, ces modèles obligent à repenser le monde. Les savoi.rs académiques ne sont plus réservés à quelques-uns. L’open source est ce qui m’impressionne le plus. Demain, les institutions cohabiteront avec des structures autorégulées. Le passage de la verticalité à l’horizontalité des connaissances change la structure de l’humanité, la localisation n’a plus d’importance. Le phénomène prend une ampleur insoupçonnée et s’accélère. La démocratie participative a un impact constitutionnel, tes institutions sont ringardisées par l’émergence du pouvoir citoyen. »
L’ère du big data
Parallèlement, l’ère du web se termine, nous entrons dans l’ère des datas. Le big data n’est pas une évolution, mais une rupture. « Désormais, nous sommes suivis, pistés, démasqués, mis en catégories, enregistrés. À chacune de nos innombrables connexions quotidiennes, nous dévoilons un peu de notre intimité. On sait tout de nous, de nos préférences, de nos petites manies inavouables … Qu’en est-il de nos droits, à commencer par le droit à l’ombre et le droit à l’oubli ? … Allons-nous en sortir augmentés ou machinisés ? »
En préface du livre de Gilles Babinet Big data: penser l’homme et le monde autrement, Erik Orsenna pose en termes clairs les grands questionnements de l’émergence d’une société des données.
Issues de nos réseaux sociaux, de l’utilisation d’une carte de crédit, de transport, les données sont partout … Chaque minute, 200 millions de mails et 15 millions de SMS sont émis dans le monde. Il y aurait près de 2,5 milliards de smartphones et autres portables en Europe. Dans dix ans, on estime à 100 milliards les objets connectés.
L’enjeu est d’autant plus complexe qu’il recouvre des dimensions anthropologiques et des choix fondamentaux pour l’espèce humaine.
« Le big data porte en lui des enjeux qui sont d’une telle nature qu’il serait souhaitable que notre projet en tant que société humaine puisse être discuté … Car, pour atteindre cet objectif d’univers hyper-scientifique régulé par les données, les sociétés deviendront non seulement beaucoup plus normatives qu’elles ne le sont déjà, mais probablement eugénistes via l’élimination des défauts par sélection génétique, et la rectification des tendances asociales. Au risque d’aliéner notre liberté et notre humanité. »
Il nous faut donc nécessairement nous poser la question du sens du projet humain. « Que savons-nous réellement du bonheur des individus ? Que savons-nous de l’évolution de la psyché collective ? Parce que les machines vont s’intégrer plus profondément dans notre existence, c’est par la façon d’orienter les machines que nous déciderons de notre futur. »
Les données peuvent donner le pire comme le meilleur ; elles ne sont qu’un outil, à nous de décider ce que nous voulons en faire. Pour Gilles Babinet, les enjeux sont éthiques, il faut ciseler une régulation des données, définir le point de balance. Il nous faut « abandonner le projet transhumaniste qui laisserait la machine nous cannibaliser, et assigner à celle-ci le rôle de renforcer ce qui relève de notre irrationalité, ce qui nous rend transcendants, intuitifs, créatifs ou fulgurants. Face à l’émergence d’une société de l’efficace, c’est l’organisation toute entière de notre société qui est en jeu. « Il importe de remettre les choses à leur place: à l’humanité la transcendance, l’art et la poésie; à la machine, la production, l’efficacité. »
Isabelle Lefort.
Inventer demain.
Librio, 2016.