Philosophie de l’histoire
La mort par les religions
Les hommes ne se tuent pas seulement par les armes. Du point de vue fourni par l’histoire des religions, le modèle anthropologique proposé par René Girard inspire une vision, de nouveau triple, de l’histoire. Au commencement règne le sacrifice humain, lynchage perpétré par une foule en furie ou en crise mimétique. Rome se fonde sur l’assassinat de Remus par son frère Romulus suivi par le dépeçage de ce dernier, devenu roi, par les pères de la ville. Tite-Live dit quels crimes perpétuent cette fondation tueuse. Ainsi commence la Bible, par le meurtre d’Abel par Caïn et l’institution du bouc émissaire. La victime déchiquetée devient parfois dieu ou génie tutélaire. Bref, nous sacrifiions des individus pour parvenir à la paix collective. Exactement ce que les armes viennent de nous dire: la société se perpétue en tuant. Comme si, de soi, la mort d’un seul apaisait, produisait la vie commune. Bergson disait que la société était une machine à fabriquer des dieux; Girard démonte cette mécanique, au moins pour les dieux du polythéisme, dits ou réputés comme faux dieux. Faux et assassins.
S’ensuit le règne, tout aussi religieux, du sacrifice animal.
Sous le couteau d’Abraham, le bélier, immobilisé par ses cornes au sein d’un buisson, remplace Isaac; sur l’autel, offrant sa gorge au couteau de l’officiant, une biche sauve Iphigénie; au centre de la plaza de toros, sous la furie de la foule, nous ne savons plus qui va mourir, de la bête ou du torero Manolete, ici, à Linares, à trois heures de l’après-midi. .. mais, de plus en plus souvent et partout ailleurs, l’animal: célébration récurrente et publique du passage ancestral de la tuerie humaine à la boucherie bestiale. Boucherie, ô merveille, ce mot d’un métier de la chair descend directement du bouc. Sur les autels des sacrifices, modernes ou antiques, on remarque la présence permanente des animaux domestiques, porc, bœuf ou mouton. Nul ne sacrifia jamais des animaux sauvages; on ne tue que les plus proches voisins des humains. Pas de victime sans vicariance, cette substitution ne valant que par le voisinage proximal de l’homme à l’animal.
De ces extinctions de la vie, qui donnent tout son sens au terme «sacré», nous nous délivrons enfin par l’image, par le signe, doux. Plus de chair, plus de sang, mais du pain et du vin, comme si la flore remplaçait la faune. Nous pouvons nommer «sauveur» celui qui substitue cette manducation substantielle et paisible à l’assassinat sanglant: autrement dit le doux au dur. Le saint remplace le sacré. Ces deux dernières dérivations résument l’histoire des religions, et peut-être, comme tierce déclinaison des couples entropie-information, mort-vie, l’histoire tout court.
Spirituel, temporel
Preuve: les guerres de religion, telles celles que nous avons éprouvées, dans notre passé, entre catholiques et protestants, ou celles auxquelles nous assistons entre chiites et sunnites, les unes et les autres plus sauvages, s’il se peut, que les conflits entre peuples ou nations, puisque chaque camp croit et prétend détenir la vérité universelle. Ô combien l’histoire des sciences, en s’opposant aux religions, a permis à certaines de ces dernières de feuilleter leur vérité!
L’évolution précédente du dur vers le doux permet de comprendre que la distinction des pouvoirs temporel et spirituel émane d’une même lente épuration. Le premier détient sa puissance de la violence légitime; le second ne la détient que sur et par les signes. À la limite, on devrait réputer oxymore l’expression «pouvoir spirituel», tant le spirituel doux et délaissant à tout jamais toute violence, ne devrait accéder à aucun pouvoir, dur par essence. Doux quant aux basses énergies, doux par les signes, doux dans les intentions, les gestes et les actes, doux pour le collectif. Les atroces tragédies du xxe siècle et leurs dévastations inhumaines tiennent en partie à ce que les puissances opposées avaient fusionné, chacune de leur côté, le temporel et le spirituel, ce dernier sous la forme de diverses idéologies. Hitler et Staline se conduisirent comme des prophètes du nazisme et du marxisme; Daech les imite. Dès qu’il se saisit du trône ou des armes, le spirituel chute dans le temporel. Une guerre armée, des affrontements corps à corps ne se réfèrent plus au spirituel, encore moins au saint, mais à la violence ordinaire, sous le masque d’une vérité à laquelle les belligérants ne s’attachent que par l’ivresse de la tuerie. Montaigne témoigne n’avoir jamais rencontré, dans aucun des deux camps qui ravageaient tour à tour, en ces temps, la campagne et les villes, aucun belligérant qui sût vraiment pourquoi il tuait; ils détruisaient, saccageaient, voilà tout. Nous pouvons témoigner, à notre tour, que les guerres, récentes ou actuelles, menées sous telle bannière, sont d’abominables reliquats d’un archaïsme en retour redoutable d’une passion jamais totalement refoulée. Elles nous font revenir au sacrifice humain qui, de fait, fut anciennement religieux, mais que la sainteté, apparue épurée, filtra peu à peu et difficilement. Il existe aujourd’hui des collectifs qui ne cherchent plus la paix par la tuerie de l’un ou plusieurs de leurs ennemis, et qui peut-être même n’ont plus d’ennemis.
La distinction entre ces deux pouvoirs, la séparation entre le religieux et le politique, l’écart entre le saint et le sacré, l’abîme entre le dur et le doux, charpente évolutive de ce livre, passent, à mes yeux, pour l’un des acquis les plus précieux de l’histoire humaine, mais l’un des plus longs et des plus malaisés à conquérir, des plus fragiles aussi; héroïque, cette évolution n’est pas encore à son terme partout. Comme celle de «pouvoir spirituel», l’expression «guerre de religion» devrait passer pour un oxymoron; il m’arrive de penser de même pour «violence légitime», une loi violente chutant de la loi à la condamnation. Vous qui vous battez, quittez toute douce espérance.
Guerrière durement cuirassée, Jeanne d’Arc ne devint sainte, doucement, que lors de son procès; sa condamnation au bûcher revint, comme ses batailles, comme ses pseudo-victoires, au sacrifice humain. Devenir saint exige de laisser, désarmé, toute lutte, tout combat, tout débat, toute polémique. Les justes et les saints ne se battent pas.
Darwin, Bonaparte et le samaritain.
Michel Serres.
Le pommier, 2016.