Croissance et justice
Luc FERRY
« Innovation, croissance et justice»
Dans cet univers de compétition universelle qu’on appelle la mondialisation, les investissements innovants sont devenus vitaux. Une entreprise qui n’innove pas en permanence et dans tous les domaines – les produits, la communication, les ressources humaines, la numérisation, la conquête de marchés nouveaux, l’organisation, les transports, etc. – est vouée à la mort. L’innovation suscite pourtant des réticences et des résistances à foison. Question: pourquoi? On évoque souvent deux causes, l’une matérielle, liée au fait que les entreprises, écrasées par l’impôt, n’ont plus les marges bénéficiaires qui leur permettaient d’investir; l’autre, intellectuelle et morale: l’absurde sacralisation du principe de précaution en Europe serait le symbole de sociétés qui cèdent peu à peu à l’idéologie funeste du risque zéro. Ces deux explications ont leur part de vérité, mais il faut aller plus loin, beaucoup plus loin dans l’analyse si l’on veut comprendre les origines véritables des freins qui pénalisent l’innovation. Il existe en effet deux visions de la croissance qui divisent aujourd’hui toute l’Europe. La première, qui se réfère volontiers à Keynes, soutient que la croissance procède avant tout de l’augmentation du nombre des consommateurs et, si possible, de l’épaisseur de leur portefeuille. La seconde, qui se réfère plutôt à Schumpeter, fait au contraire des politiques de l’offre et de l’innovation, qui rend obsolètes tous les objets techniquement « dépassés », le principal facteur de croissance. En général, la gauche de la gauche adore Keynes (la« relance par la consommation ») et ignore Schumpeter (la « destruction créatrice»).
Évolution
Or il faut aujourd’hui compléter et généraliser l’analyse schumpétérienne pour bien saisir les critiques qu’elle suscite. D’abord, sur un plan sémantique, disons d’emblée qu’il serait préférable de parler «d’innovation destructrice» plutôt que de «destruction créatrice» : laisser tomber dans l’eau son iPhone 5 ne donne pas pour autant naissance au 6, mais l’invention du 6 rend peu à peu caduc le 5 !
Ensuite, il faut bien voir que ce n’est pas seulement dans le domaine de l’économie que s’applique la logique de l’innovation destructrice, mais elle s’étend désormais à tous les secteurs de la vie moderne. Celui des mœurs pour commencer. Il est clair, par exemple, que l’idée même de «mariage gay» eût été tout simplement impensable pour nos grands-parents, comme il eût sans doute été inimaginable dans leur monde qu’une femme puisse être amiral et commander un torpilleur; du côté de l’information ensuite, où un clou chasse l’autre chaque matin, le journal de la veille, pour parodier Péguy, étant «plus vieux que l’Odyssée d’Homère»; mais c’est aussi dans la mode que triomphe la théorie de Schumpeter, et même dans l’art – celui qu’on nomme « contemporain» étant d’évidence le reflet servile de la logique de l’innovation pour l’innovation et de la rupture avec la tradition. Jeff Koons ou Damien Hirst épousent comme des ventouses les mouvements du Capital, leurs stratégies sont en tout point identiques à celles d’un Steve Jobs – ce qui explique au passage que les artistes soient «de gauche », tandis que les acheteurs, grands capitaines d’industrie, banquiers et yuppies en tout genre, sont plutôt de droite, la figure du «bobo» réconciliant élégamment bourgeois et bohèmes sous l’égide de l’innovation destructrice ; enfin, c’est aussi dans la technoscience et dans l’économie numérique que la même logique devient dominante, les grandes théories fondamentales se faisant rares tandis que la technique, elle, se développe de manière exponentielle et change le monde d’année en année dans les domaines les plus divers, de la médecine à l’informatique en passant par l’e-tourisme et la consommation de masse.
Révolutions
Nul pessimisme, dans ces constats, seulement une invitation à l’esprit critique. Du reste, l’innovation destructrice produit souvent des effets salvateurs: l’espérance de vie des Européens a été multipliée pratiquement par trois depuis la fin du XVIIIe siècle, leur niveau de vie par vingt. Contrairement à un discours aussi rituel qu’absurde dans les cercles anticapitalistes, ce n’est pas le libéralisme qui plonge l’humanité dans la misère, mais lui qui l’en a sortie – et du reste tous les pays qui en étaient exclus jusqu’alors font désormais tout pour y entrer et obtenir leur part du gâteau. Reste qu’en bouleversant chaque jour nos existences matérielles autant que spirituelles, l’innovation fait peur. C’est fâcheux, car sans elle, qu’on le veuille ou non, c’est le déclin qui s’installe.
À l’encontre des Cassandre qui annoncent la fin de la croissance, l’économie mondiale se situe très probablement à la veille d’un cycle d’innovations comparable à celui qu’on a connu à la Renaissance. Les nanotechnologies, le big data, les imprimantes 3D, l’intelligence artificielle, la robotique, les énergies renouvelables, les biotechnologies promettent des révolutions, multiusages dont nous n’avons pas encore pris la mesure. Elles vont, pour les pays qui sauront en profiter, réveiller le développement économique et générer un cycle de croissance extraordinaire. Il débouchera inévitablement sur une élévation sans précédent du niveau comme de l’espérance de vie des populations. Ces évolutions poseront certes mille problèmes en termes d’écologie, de partage des richesses, de régulation mondiale, mais elles sont là, déjà enclenchées. Or l’Europe semble tout faire pour ne pas en profiter, pour rester en marge du progrès. Notre continent, en effet, est aujourd’hui le lieu d’un débat philosophico-économique sans doute essentiel mais cependant dévastateur pour l’innovation et la croissance.
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Répartition
Il oppose aussi bien Tsipras et Podemos à la Commission européenne que les frondeurs, en France, à Manuel Valls. Quand comprendra-t-on enfin que le débat droite-gauche sur la justice sociale ne devrait plus porter sur la production des richesses, mais sur leur répartition? Prenons aussi conscience du poids considérable des traditions spirituelles. Pour les Grecs, les juifs et les protestants, le scandale, c’est la misère, pas la richesse, la tradition catholique ayant tendance, depuis la parabole du jeune homme riche, à penser l’inverse. Il en va de l’économie comme de la pêche aux cormorans en Chine: il faut laisser ce pêcheur magnifique aller chercher les poissons, quitte à lui faire rendre gorge après. Je traduis: laissons les capitalistes produire la richesse, c’est leur métier, leur talent, parfois leur génie, quitte à la partager mieux une fois qu’elle est là. Car pour partager, il faut d’abord produire ou, comme le disait déjà Aristote, «pour être généreux il faut être riche ». Remplacer les cormorans par des poulets asthéniques et les capitalistes par des fonctionnaires ne servira qu’à faire fuir les riches et appauvrir les pauvres.
Entre républicains de droite et de gauche, empaillons-nous joyeusement sur l’équité, sur le partage, sur la participation et l’intéressement, sur la fiscalité et la formation permanente, pas sur la production. Alors le débat sur l’équité et la justice retrouvera toute sa noblesse et sa légitimité.
Luc Ferry.
Inventer demain.
Librio, 2016.