Penser le numérique
Penser la société numérique : l’impératif de lisibilité
En une poignée de siècles puis de décennies, continents et pays se sont mis à communiquer toujours plus rapidement, s’affranchissant des distances physiques et des contraintes temporelles. Ce fut ensuite au tour des machines d’être mises en réseaux, avant que les humains ne subissent le même sort. L’instantanéité forme le nouvel idéal : la compression du temps et l’optimisation des activités ne semblent pas devoir connaître de limites. L’individu accepte tout – avec plus ou moins d’enthousiasme -, car il faut se maintenir dans le flux, désespérément. Le reflux, le refus, c’est la sortie de piste, l’isolement qui mène à la marginalité. Au lieu d’une « nouvelle frontière électronique » à conquérir, le numérique a plutôt tracé de nouvelles frontières à l’intérieur du corps social. Le grand village global, le cyberespace de « pur esprit » tant annoncé, ressemble surtout à un supermarché planétaire. La maîtrise de l’information et des flux devient un enjeu de réussite sociale. La maîtrise des outils aussi, pour se protéger de l’ingérence quotidienne des entreprises, des États ou des pirates. Tout se meut à un rythme inédit: sur quel réseau social faut-il être ? Qyel outil faut-il savoir manier? Quelle profession menace de disparaître ? Qyel métier a le vent en poupe? Quel équipement acheter? Dois-je prendre un Uber plutôt qu’un taxi? Acheter chez Amazon ou chez mon libraire? ..
Face à cette accélération, à cette fusion du réel et du virtuel, l’analyse manque de repères et la critique reste en souffrance. Big data, économie collaborative, économie du partage, digital labor, ubérisation … Le labyrinthe des néologismes n’aide en rien la compréhension et contribue à isoler les problèmes les uns des autres. Ceux-ci sont généralement servis avec beaucoup d’optimisme et peu de réflexion. Le discours relatif au numérique se calque sur l’air du temps, celui de la mondialisation heureuse, du progrès invariable, de la nécessaire adaptation. Tout au plus s’attache-t-on à dénoncer certains abus (la surveillance des États et des entreprises) ou à analyser des mutations spécifiques (le travail, les relations sociales, la mise en scène de soi). Derrière la personnalisation de nos environnements numériques, on peine à anticiper l’appauvrissement dc notre rapport au monde. Au-delà du ciblage publicitaire, on a du mal à percevoir l’apparition de dispositifs de manipulation ct d’influence. À travers l’automatisation des services publics, on tarde à voir poindre la mort du politique. Malgré les scansions sur la révolution numérique, on refuse de considérer l’émergence· dc nouvelles formes de pouvoir et de domination.
C’est donc à un impératif de lisibilité que répondra en priorité cet ouvrage. Il est urgent de redonner de la signification aux mots et du sens aux technologies qui peuplent notre quotidien. Mais il ne s’agit pas pour autant de se limiter à un travail didactique et typologique. La lisibilité passe avant tout par le souci de proposer une cohérence, de rassembler des éléments disparates au sein d’une même structure analytique. Des sujets en apparence aussi étrangers que la ville intelligente et le ciblage publicitaire, ou la police prédictive et Spotify, ne sont pourtant pas des phénomènes disjoints avec des interactions contingentes. Au contraire, ils surgissent d’une matrice commune, ils font système, répondent à une logique identique et participent d’une même transformation de la société. Il est vital de saisir à leur aurore les mutations qui s’annoncent et de poser la question : quel est le projet politique qui sous-tend ces évolutions? Quel monde nous préparent les hérauts de la Silicon Valley, centre de gravité de cette nouvelle idéologie qui aimerait corriger les imperfections humaines de la même manière que l’on mettrait à jour un logiciel? En interrogeant le présent pour esquisser l’avenir, on découvre peu à peu que bien loin d’une émancipation toujours plus étendue, c’est la perspective d’une nouvelle servitude volontaire qui s’avère la plus probable.
La nouvelle servitude volontaire.
Philippe Vion-Dury.
FYP, 2016.