Nature exposée
J’habite près de la frontière, au pied de montagnes que je connais par cœur. Je les ai apprises en chercheur de minéraux et de fossiles, puis en alpiniste. Le commerce de ce que je trouve et de petites sculptures en pierre et en bois me procure un gain aléatoire.
Je grave des noms pour les amoureux endurcis qui les préfèrent sur des branches et des cailloux plutôt que sur des tatouages. Ils durent plus longtemps sans pâlir. Je cherche des racines sèches, des pierres qui ressemblent à des lettres de l’alphabet. Faciles à dénicher celles en forme de cœur, en remontant le lit des torrents à sec. Les autres formes plus irrégulières je les trouve dans les pierriers, où s’entassent les débris des parois. Dans la nature, il existe des abécédaires.
On fait appel à moi pour de petits travaux de réparation de sculptures, le plus souvent dans des églises. Chez nous, on tient à impressionner avec des décorations d’artistes. Moi, je n’en suis pas un, je répare des nez, des doigts, les parties les plus fragiles. Quand j’étais jeune, j’ai pu étudier au lycée artistique. Le bac en poche, je suis parti travailler ensuite à la mine de charbon. Depuis qu’elle a fermé, je me débrouille avec ce que je trouve.
Je sortais de mes heures de travail dans la galerie et, au lieu de descendre au village, je grimpais dans la montagne. Poussé par un désir de neige, je me lavais les mains et le visage avec. Je montais en courant dans le bois, une saine transpiration sortait par tous les pores de ma peau. Je me hissais dans les branches d’un pin cembro en me poissant les mains de résine. De la scène la plus haute, je regardais l’horizon pour me débarrasser de la mine. Un ébrouement de chien sorti de l’eau parcourait mon dos.
J’ai gardé mon admiration pour les artistes, un sentiment de spectateur et non de collègue. Proche de la soixantaine, je monte encore bien sur les échafaudages et les montagnes. J’habite la dernière maison hors du village. Pour moi, c’est la première en descendant des bois, à quelques mètres d’une petite cascade qui me donne de l’eau courante. Un petit filet coule même quand il gèle.
Depuis quelque temps, des étrangers désorientés arrivent au village. Ils essaient de passer la frontière, les autorités laissent faire pour ne pas avoir à s’occuper d’eux. Nous vivons sur une terre de passages. Certains d’entre eux pourraient s’arrêter, mais aucun de ceux qui sont arrivés jusqu’ici ne l’a fait. Une adresse en poche leur sert de boussole. Pour nous qui n’avons pas voyagé, ils sont le monde venu nous rendre visite. Ils parlent des langues qui font le bruit d’un fleuve lointain.
On a créé pour eux un petit service d’accompagnateurs au-delà de la frontière. Nous sommes trois, des vieux, parce que ici on est vieux à soixante ans. Nous trois seulement savons par où passer, même la nuit.
Ils sont cocasses ces États qui mettent des frontières sur les montagnes, ils les prennent pour des barrières. Ils se trompent, les montagnes sont un réseau dense de communication entre les versants, offrant des variantes de passage selon les saisons et les conditions physiques des voyageurs.
Nos pistes à tous les trois débouchent de l’autre côté sans rencontrer âme qui vive. Les frontières fonctionnent dans la plaine. On dresse des barbelés et personne ne passe. Impossible en montagne.
Se faire accompagner a un tarif. Chez nous, ce sont les deux autres qui l’ont fixé, et moi je préfère que ce soit eux qui décident de la rémunération. Les voyageurs paient comptant, forcés de faire confiance. On utilise un anglais de dix mots, le jargon des déplacements.
Certains essaient de passer sans nous et se perdent, ils s’épuisent et nous les trouvons morts, picorés par les corbeaux. Nous leur donnons une sépulture. Nous emportons une pelle à chaque voyage.
De loin, on croit voir un passage, puis de près, de l’intérieur, on ne le trouve plus.
On voit arriver des femmes, des enfants seuls, pas question de réduction, l’accompagnement n’en est pas plus léger, il est même plus long. S’il s’agit d’hommes costauds, je les emmène sur un chemin difficile qui raccourcit le trajet. Dans certaines parties plus raides, je leur attache une corde autour de la taille et je les hisse. C’est pour ça que je leur demande d’avoir un sac à dos et les mains libres.
Avec les enfants et les femmes, on suit une piste plus lente. Je contrôle leurs vêtements et leurs chaussures. Je ne pars pas sans une bonne paire de chaussures et des vêtements chauds, même en été. Les deux autres les prendraient même les pieds nus. Ils se font plus d’argent maintenant que tout le reste de leur vie.
L’un est forgeron, l’autre boulanger. Nous nous connaissons depuis notre enfance turbulente. Ensemble, nous avons fait de l’escalade, fouillé sous toutes les pierres quand on nous payait les vipères capturées.
Nous avons dormi dans les montagnes et sous les arbres. Le forgeron est grand et trapu, il laisse des empreintes d’ours. Le boulanger est le plus âgé de nous trois, ses mains sont cuites comme des miches de pain, plus bonnes à rien. Mais ses pieds marchent bien et avec eux il s’en met plein les poches.
Nous ne partons pas ensemble, chacun fait son propre voyage. Il nous arrive de nous croiser dans nos allées et venues.
Nous sommes sortis de la même avalanche qui nous a traînés sur des centaines de mètres dans sa soudaine obscurité en plein jour. À la fin de sa course, elle nous a recrachés comme des noyaux dépulpés.
Quand on tombe, la lenteur des premiers mètres est effrayante, puis on accélère, on roule, on se cogne et on se dispute avec la mort. J’ai revu l’air au bout de la descente, une fois expulsé du sac, stupéfait d’être vivant et entier. Je me suis levé, j’ai vu le forgeron la tête en bas dans la neige, les pieds qui sortaient. Je l’ai extrait de là et j’ai soufflé dans ses poumons jusqu’à ce qu’il me crache à la figure sa première expiration. Le boulanger était plus loin, mais le visage à l’air libre, évanoui. Quelques gifles ont suffi. Il avait un bras cassé. Vivants tous les trois, mieux qu’impossible. Le soir, nous avons vidé une bonbonne de vin de cinq litres, ce n’était même pas trop.
Notre village n’est pas un village pour les femmes. Elles sont parties en ville, mariées ou non. Elles ont par tradition une beauté de croisement avec des gens de passage. Elles ont une caravane dans le sang. Les hommes restent, ici chez nous le monde vit avec cette inversion et il s’en porte bien. Nous sommes restés un pays d’hommes et de bêtes.
L’été, je vends aux vacanciers mes trouvailles et les sculptures que je fais en hiver. J’installe tout ça sur une table en bois brut devant chez moi. Ils s’arrêtent par curiosité. Le temps est lié pour eux à l’achat, ils ne s’arrêtent pas s’ils n’ont pas d’argent. Ils le disent, et s’excusent même, en passant leur chemin, comme s’ils s’adressaient à quelqu’un qui tend la main. Ils n’imaginent pas que je puisse offrir mes objets à ceux qui s’arrêtent pour regarder, pour toucher, pour une question.
Ici, il y avait des poissons, des coraux, des coquillages. Les montagnes sont faites de leurs restes. À ceux qui disent que nous sommes des montagnards, je réponds qu’avant nous avions la mer. Je le prouve avec les poissons gravés sur le plat d’une pierre, l’empreinte d’une arête ou d’une valve d’huître.
Je fais prendre l’air aussi à mes bouquins, je les offre en lecture, je fais office de bibliothèque municipale qui n’existe pas.
Les livres m’ont servi à connaître le monde, la diversité des personnes, qui sont rares dans le coin. Compacts contre la paroi au nord, ils gardent la maison au chaud.
Erri De Luca.
La nature exposée.
Gallimard, 2017.