Brûler
Nous retrouvâmes les musiciens trois soirs plus tard dans une sorte de MJC à moitié vide, jouant un set encore plus musclé que la première fois, avant qu’un groupe punk japonais n’emporte tout, deux kamikazes qui resteraient comme une des plus incroyables prestations scéniques vues de ma vie.
L’Amérique, le meilleur et le pire, qui allaient me revenir en pleine face.
La petite ville de Flagstaff avait des allures de Far West – et pour cause, nous étions en terres navajos. Les rues étaient vides ce matin-là, ensoleillées, la poussière légèrement balayée par le vent. Je fumais une cigarette devant notre hôtel et vis une silhouette apparaître au bout de la rue. Celle d’un homme en haillons qui titubait un peu. Un homeless local sans doute, mais je compris vite à ses cheveux noirs et à son teint que je n’avais pas seulement affaire à un vieux poivrot ivre mort à neuf heures du matin. Il avança vers moi, seul être vivant dans la rue, pour me taxer le dollar réglementaire. L’homme devait avoir trente ans et n’en paraissait plus rien, le regard perdu dans l’alcool et l’oubli de soi. Il tentait de sourire pourtant.
Ses traits d’Indien me ramenaient à Blueberry, au génocide de son peuple. Les Navajos vivant au sud du Grand Canyon, je lui demandai s’il était de ceux-là, mais il me répondit qu’il était lakota. Les Sioux des grandes plaines.
« Tu es loin de chez toi, je remarquai. Tu appartiens à quelle tribu ?
– Tu connais ?
– Je lis vos histoires depuis que je suis petit. Alors ?
– Je suis un Oglala. »
Wounded Knee. Le dernier grand massacre avant de parquer les survivants sur des terres infertiles : ce Lakota ivrogne était un descendant de ces rescapés, un de ceux qui avaient stimulé mes premiers rêves de liberté, puis ma colère face à l’injustice, les massacres organisés, l’anéantissement des peuples au nom des religions et de la civilisation selon la loi du plus fort. Comme je le lui demandai, il me parla dans sa langue, des sonorités douces et harmonieuses qui me semblèrent étrangement familières – Blueberry, Sitting Bull, Red Cloud, Crazy Horse, je me faisais mon cinéma.
Le gars, lui, titubait.
« Les chaussures, c’est ça le plus important », me dit-il, vacillant.
Une paire de tennis sans trou, c’était à peu près tout ce qui le raccrochait encore au monde des hommes. Combien de kilomètres avait-il dérivé depuis sa lointaine réserve de Wounded Knee ? Lui aussi était en fuite dans son propre pays. Comme les frangins musiciens, comme Clint, Kate…
On s’est serré la main, en guise d’adieu. L’Oglala était si soûl qu’il oublia de retenir son pantalon trop lâche qui, sans ceinture, tomba sur ses chevilles, dévoilant son cul nu et crasseux.
Voilà ce qu’était devenu le peuple sioux. Alcooliques désœuvrés dans leur réserve ou chiens errants sur les routes poussiéreuses, tout ce que j’avais pu lire ou voir dans les documentaires se vérifiait sous mes yeux…
On peut s’en foutre.
On peut se dire que c’est la fatalité, une loi darwinienne, que c’est dommage.
On peut se dire que c’est comme les dodos, les Inuits, les agences matrimoniales, ça disparaît un jour.
Je suis allé me cacher sur le parking pour pleurer mon amour et ma rage, sans pouvoir m’arrêter.
Caryl Ferey.
Pourvu que ça brûle.
Albin Michel, 2016.