Fragments poétiques
Hind, celle qui filme, me dit : En France, la Méditerranée est au coin de la rue, et la jungle de Calais que les pelles ont détruite n’arrête pas de surgir aux angles des boulevards !…
Jane, celle qui écrit, me murmure : À Paris, je sers du café chaud, des tranches de pain beurrées, à des yeux dépourvus de paupières. Ces pupilles, blanchies de vigilances et du sel des déserts, sont comme des sémaphores. Dans l’ombre de ces corps qui jaillissent de nulle part, qui ne font que surgir, évanescents entre rives et rivages, je vois des routes devenues éternelles, des tombes amoncelées entre îles et continents, tout un lot d’origines qui se retrouvent brouillées dans un radeau de baluchons et de valises… Chacune de ces silhouettes semble ramener son endurance d’une charge de lendemains endossés sans fatigue, portés sans devenir…
Elle me soupire aussi : Voilà que des destinations se maintiennent comme des braises, sans connaître d’arrivée ; que de petites personnes – des enfants ! – peuvent naître aux solitudes étranges, métèques congénitaux, apatrides spontanés, intouchables ou parias immanents, déchus de toute appartenance, livrés aux damnations d’un décret de méduses et de bateaux noyés !…
Hind, celle qui filme, me proclame encore : À Paris, à Vintimille, et comme depuis près de quinze ans dans la région de Calais, des migrants restent échoués en marge de toutes les marges, des mineurs sont traités comme du bétail industriel, on rafle même sur le seuil de France terre d’asile, et on pourchasse l’espoir !
Ils sont éclaboussés !…
… de commissariats en centres de rétention, de centres de rétention en colis pour nulle part, sans recours, sans témoins, sans avocats, souvent sans interprètes, sans viatique autre que l’obstination d’une peur qui ne renonce pas, qui ne renonce à rien !… On évacue des squats sans que nul n’ait souci des malades des femmes et des enfants ! Des compatissants sont déférés devant les tribunaux au moyen d’un délit de solidarité ! Des manifestations sont écrasées sur place avant même d’être osées !…
Ici, au près (presque si loin), on disperse, on punit à coups de gardes à vue, on entasse des pierres et on scelle des barrières sur les espaces offerts aux dernières lassitudes ; là-bas, au loin (presque si près), les gardes-côtes, les gardes-murs, les gardes-frontières – gardes-vie gardes-morts ! – n’en peuvent plus de ne pouvoir contenir !… Les flux ont la vitalité d’un commencement biblique, ils enflent sans s’être amorcés, ils recommencent sans avoir ralenti et avant même d’avoir pu s’arrêter… Quelquefois, des gardes-misères mitraillent à vif et au hasard, et souvent ils torturent sous l’exaspération, et quand ils se retrouvent acculés aux confins de leur propre conscience ils pleurent sans trop comprendre pourquoi !…
Elle gronde alors de toute sa jeunesse : Islamophobie insécurité identité immigration… sont des mots tombés monstres ! Ils se sont accouplés sous hypnose médiatique, dans une horde criarde, et ils moulinent à vif comme des roues dentées, presque dans tous les sens, partout, presque sans fin, jusqu’à broyer des gens en pleine lumière des villes et guirlandes de boulevards !… Il faut agir, une cause est là !…
Soudain, Jane, celle qui écrit si bien, a un geste étonné : J’ai vu leurs yeux, c’est des lucioles…
Patrick Chamoiseau.
Frères migrants.
Seuil, 2017.