Premier Carré
Elle me tient par la main, et pousse en même temps mon frère dans son landau. Nous traversons la rue, nous marchons, personne ne parle. Les voitures roulent et les gens bougent en silence, c’est comme un film muet. Je n’ai pas encore remarqué, je crois, son regard fixe, sa démarche fantomatique, même si je sens qu’elle est loin, ses pensées l’ont encore capturée à des années-lumière, j’ai l’habitude… Oui, mais si loin, ce jour-là, qu’elle ne m’entend pas crier lorsqu’un passant m’arrache à elle…
Elle continue sa route, la tête bien droite, elle avance vers ce point mystérieux qu’elle fixe toujours, elle s’éloigne d’une marche régulière, presque mécanique, elle avance invariablement, sans enthousiasme ni détermination, sa trajectoire se dessine toute seule, elle n’espère rien, elle se déplace simplement vers autre chose, là où elle est censée se rendre, et ce rendez-vous, ce but quel qu’il soit, la laisse indifférente tout autant que ma disparition. Ma panique, mes efforts pour attirer son attention sont inutiles, aucun de mes hurlements ne l’alertera… Elle poursuit sa route, la poussette à la main, sans s’inquiéter de moi. Elle n’a pas senti ma main lui échapper, elle n’était que de l’eau ou du vent dans la sienne. J’ai six ou sept ans, et ce rêve revient de plus en plus souvent. Je sais bien que ce n’est qu’un cauchemar, mais il semble contenir une vérité que je ne saurais ignorer : ma mère ne me voit pas, elle ne me sauvera d’aucun danger, elle n’est pas vraiment là, elle ne fait que passer, elle est déjà passée. Elle s’en va.
Penchée à la fenêtre de sa chambre, elle fume sa dernière cigarette. Il va falloir sortir acheter un nouveau paquet. Elle attend le moment où elle ne pourra plus faire autrement. Ils l’ont installée à Pantin, parce que, ici, elle ne connaît personne et que personne ne les connaît. Elle doit rester là, plusieurs mois, dans un studio à peine meublé d’un lit, où elle imagine, le soir, quand elle s’y glisse, tous les gens qui l’ont précédée, d’une table en Formica et de deux chaises. La cuisine est dans la même pièce, les toilettes sur le palier, au fond du couloir. Son frère l’a trouvé par petites annonces, dans une rue discrète près des Grands Ensembles. Elle écrase sa cigarette en se promettant de fumer moins aujourd’hui. Elle a faim mais le réfrigérateur est vide. « Il faut vraiment que je sorte », se répète-t-elle pour s’en convaincre. « Je ne dois pas avoir peur, je ne croiserai personne… » Elle gagne du temps en tournant le bouton d’une télé minuscule posée à même le sol. Un homme sympathique en pull orange annonce les titres du journal :
« Un an après Mai 68, quelles sont aujourd’hui les conséquences des revendications de toute une génération, c’est notre grand format de cette édition. » Elle regarde les images d’étudiants qui crient en brandissant leurs pancartes sur fond d’Internationale au pianola. Elle éteint, agacée. Elle n’y a pas participé, tout s’est passé sans elle.
Elle était encore en province dans cet univers bourgeois dont elle est désormais exclue, qui l’a rejetée. Elle n’en connaît pas d’autre.
L’appartement convenait aussi pour sa proximité avec la clinique. Elle n’aime pas y aller, même si ça lui plaît d’entendre à chaque visite son cœur qui bat. Depuis quelques jours, elle le sent bouger, il refait toujours ce geste, une caresse intérieure, elle s’étonne de retrouver si précisément la même sensation, comme s’il lui faisait signe, ou cherchait à l’apaiser. Elle ne sait pas comment réagir, elle se sent gauche, maladroite, trop tendue pour se laisser aller.
Elle hésite à sortir, elle ne doit pas manquer leur appel téléphonique. Ils l’appellent régulièrement mais jamais à la même heure, est-ce un test ?
Elle enfile un pull marron, prend sa clé. Elle claque la porte, longe le couloir jaune, se répète qu’elle ne doit pas avoir peur, puis revient sur ses pas quand elle s’aperçoit qu’elle a oublié son porte-monnaie. Avant de refermer la porte pour la seconde fois, le téléphone sonne, elle se précipite, se félicitant d’avoir tardé à sortir.
« Allô ? Oui, tout va bien… » Elle reprend sa respiration. Sa voix résonne bizarrement, comme si ce n’était pas la sienne. On dirait un enregistrement. Elle s’efforce de leur répondre avec plus d’assurance.
Isabelle Carré.
Les rêveurs.
Grasset, 2018.