Drôle de fille
Le samedi 13 septembre 1958, à onze heures trente, une femme élégante sanglée dans un imperméable beige poussa la porte de la boulangerie-pâtisserie Borj, rue des Jésuites, à Marfort. La porte à son tour poussa l’une contre l’autre les lamelles métalliques de la sonnette fixée sur le linteau supérieur. Un tintement aigu, semblable à celui qui appelle le public dans les salles de spectacle, retentit dans la boutique déserte. Profitant de l’entrebâillement, le soleil de la rue envoya un coup de projecteur sur le comptoir vitré où étaient exposés, entre autres douceurs, des tartes aux prunes de saison, des « gosettes » aux pommes et des éclairs au chocolat. Derrière, contre le mur, sur la rangée supérieure d’une étagère en bois, les gros pains ronds sévèrement alignés parurent un instant plus dorés. La lumière caressa encore la rangée au-dessous qui contenait des modèles plus petits, mais ne put atteindre, par terre, les deux corbeilles garnies de « pistolets », les uns allongés et vernis, les autres comme la réplique en miniature des pains avec même d’attendrissantes petites baisures. Avant que la femme ne referme la porte, un peu du parfum croustillant des boulangeries en profita pour prendre la clé des champs.
À ce moment, si un passant alléché par l’odeur avait jeté un coup d’œil à travers la vitrine, il aurait certainement remarqué le visage de cette femme, encore libre des airs apprêtés que l’on prend en présence d’autrui. Il aurait découvert des traits énergiques – nez droit, lèvres tranchantes – encadrés par des cheveux noirs, lisses, coupés court, à la mode lancée par Audrey Hepburn dans Vacances romaines. Aussitôt, il aurait senti que cette personne, malgré une beauté à peine fanée, ne se souciait nullement de plaire. Quelque idéal supérieur devait l’habiter, la netteté de ses yeux l’indiquait. S’il avait l’intention d’entrer dans la boutique, peut-être le badaud aurait-il préféré faire d’abord les autres achats qu’il se proposait ce matin-là – il y avait une boucherie et une épicerie plus loin dans la même rue des Jésuites. Il n’aurait pu expliquer pourquoi, mais un instinct muet l’eût sans doute poussé à éviter la compagnie de cette cliente.
Souvent, devant le cours surprenant que peut prendre l’existence, les gens de lettres brandissent des mots tels que « sort », « fortune », ou « destin ». Le destin semble une force obscure qui plane au-dessus de nous et s’abat soudain sur un malheureux, comme une buse sur un poulet plus chétif. C’est là une vision de volailleur. Le destin n’est pas une puissance occulte. Ce peut être tout simplement une dame bien mise en imperméable beige qui entre dans une boulangerie un samedi matin. Elle-même ignore qu’elle s’apprête à ruiner la vie de personnes contre lesquelles elle ne nourrit aucun noir dessein. Elle a franchi le seuil avec les meilleures intentions du monde. Si elle savait sur quel gouffre ce seuil bée, n’en doutons pas, elle quitterait les lieux aussitôt.
Mais c’est déjà trop tard. La femme du boulanger Borj vient de franchir la porte battante entre la réserve et la boutique, et lance à l’inconnue son bonjour le plus commercial, puis le rituel : « Et pour madame, ce sera ?
— Rien, je vous remercie. Ou plutôt, je prendrai sans doute quelque chose en partant. En fait, j’aurais voulu vous parler, à vous et à M. Borj, si possible. En privé.
— À quel sujet, s’il vous plaît ?
— Je représente l’Œuvre nationale des orphelins de guerre. Voici ma carte : Léopoldine Vandelamalle. »
Elle déboutonne le haut de son imperméable qui laisse apparaître un petit sac suspendu à son cou par une lanière tressée, d’où elle extrait un bristol qu’elle fait passer à la boulangère par-dessus le comptoir. Mme Borj y glisse un regard déjà résigné. C’est sûr, cette Vandelamalle va la taxer d’un billet de cinquante, si pas plus.
« Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ?
— Si cela ne vous dérange pas, je préférerais expliquer ma requête en présence de votre mari. Cela m’éviterait de la répéter et de vous faire perdre votre temps.
— C’est que, pour le moment, il dort.
— À cette heure-ci ?
— Il se lève à trois heures du matin, pour le pain. Nous ne vendons que du frais. Et donc il dort de neuf à midi. »
Mme Vandelamalle retrousse légèrement la manche sur son poignet gauche enserré par une grosse montre d’homme qui indique onze heures trente-quatre.
« Peut-être M. Borj pourrait-il malgré tout… Je comptais reprendre le train de douze heures cinquante-trois.
— Dites-moi plutôt combien vous voulez.
— Combien… ?
— Pour votre bonne œuvre.
— Chère madame, vous vous méprenez, je ne fais pas de collecte ! Il s’agit de tout autre chose. Je ne me permettrais pas de réveiller monsieur pour tendre la main. »
Cette fois, la curiosité de Mme Borj est assez aiguisée pour prendre le risque de mettre son mari de mauvaise humeur. Elle lève les yeux au ciel afin de dégager sa responsabilité et, pour entortiller la faveur qu’elle consent d’un inconvénient supplémentaire, elle ajoute : « Bon, suivez-moi. Maintenant, si un client sonne, je vous préviens, c’est moi qui serai obligée de vous laisser seule avec mon mari. »
Elle soulève l’abattant au bout du comptoir près de la machine à couper le pain et livre passage à l’étrange visiteuse. Elle pousse devant elle la porte vitrée qui donne accès à la réserve. Une bouffée de chaleur les accueille. La boutique où le va-et-vient des clients a provoqué des courants d’air toute la matinée était plus fraîche. Pas étonnant que Mme Borj soit si légèrement vêtue : une jupe trapèze, un simple chemisier qui laisse nus ses bras et son cou bien en chair. Les néons du plafond satinent son buste délicat, absolument lisse à l’exception du sommet de son épaule gauche où se détache l’étoile de la vaccination contre la variole. Aux murs, les mêmes étagères que derrière le comptoir mais vides. Tous les pains restant de la fournée nocturne se trouvent dans la boutique. Dans un angle, une grande penderie qui est le vestiaire de la maison.
Mme Borj s’avance jusqu’à une porte ouverte sur un escalier en bois qui descend au sous-sol. C’est de cette bouche que s’élève la chaleur parfumée de la pièce.
« Ruben ! Ruben ! »
Elle tend l’oreille, puis reprend un ton plus haut.
« Ruben !
— Qu’est-ce qu’y a ? Il est quelle heure ? grogne une voix ensommeillée.
— Quelqu’un voudrait te parler. Tu peux monter ?
— Quelqu’un ? Qui ça, Gilda ?
— Monte, tu verras. »
Grincement de sommier, frottement de savates sur du carrelage, puis des pas lourds font gémir les degrés de l’escalier. Une masse de cheveux bouclés en pétard émerge en premier, puis une tête entière, les yeux papillotants. Le reste de sa personne encore dans la cave, Ruben s’est arrêté pour dévisager l’intruse qui lui a escamoté une demi-heure de sommeil. Sa figure a tout l’air de sortir d’un film en noir et blanc tellement sa pâleur contraste avec ses sourcils sombres et le semis dense de sa barbe répandu sur ses joues. Quatre enjambées de plus, le voilà de pied en cap devant son épouse et Mme Vandelamalle.
Question décontraction, sa tenue n’a rien à envier à celle de Gilda. Il porte un short de football flottant et un « singlet », un tricot de peau dont les bretelles découpent une impressionnante carrure. Pour l’épiderme, en revanche, rien de commun avec la surface lustrée de Mme Borj. Le taillis de poils qui monte de sa poitrine a envahi ses épaules et ses bras à l’exception d’une zone restée aride autour des biceps.
« Mme Vandermalle voudrait nous parler, Ruben.
— Vandelamalle.
— Pardon. »
L’intéressée se fend d’une mimique indulgente et d’une inclination du front qui vaut pour le bonjour à Ruben.
« Bon, ben, passons au salon. »
Gilda désigne la porte voisine de celle du sous-sol.
Armel Job.
Une drôle de fille.
Robert Laffont, 2019