Identités
Si je m’attarde ainsi sur les états d’âme du migrant, ce n’est pas seulement parce qu’à titre personnel ce dilemme m’est familier. C’est aussi parce qu’en ce domaine, plus que dans d’autres, les tensions identitaires peuvent conduire aux dérapages les plus meurtriers.
Dans les nombreux pays où se côtoient aujourd’hui une population autochtone, porteuse de la culture locale, et une autre population, plus récemment arrivée, qui porte des traditions différentes, des tensions se manifestent, qui pèsent sur les comportements de chacun, sur l’atmosphère sociale, sur le débat politique. Il est d’autant plus indispensable de poser sur ces questions si passionnelles un regard de sagesse et de sérénité.
La sagesse est un chemin de crête, la voie étroite entre deux précipices, entre deux conceptions extrêmes. En matière d’immigration, la première de ces conceptions extrêmes est celle qui considère le pays d’accueil comme une page blanche où chacun pourrait écrire ce qu’il lui plaît, ou, pire, comme un terrain vague où chacun pourrait s’installer avec armes et bagages, sans rien changer à ses gestes ni à ses habitudes. L’autre conception extrême est celle qui considère le pays d’accueil comme une page déjà écrite et imprimée, comme une terre dont les lois, les valeurs, les croyances, les caractéristiques culturelles et humaines auraient déjà été fixées une fois pour toutes, les immigrants n’ayant plus qu’à s’y conformer.
Les deux conceptions me paraissent également irréalistes, stériles et nuisibles. Les aurais-je représentées de manière caricaturale? Je ne le crois pas, hélas. D’ailleurs, à supposer même que je l’aie fait, il n’est pas inutile de brosser des caricatures, elles permettent à chacun de mesurer l’absurdité de sa position si elle était poussée jusqu’à sa conséquence ultime; quelques-uns continueront à s’entêter, tandis que les hommes de bon sens avanceront d’un pas vers l’évident terrain d’entente, à savoir que le pays d’accueil n’est ni une page blanche, ni une page achevée, c’est une page en train de s’écrire.
Son histoire doit être respectée — et lorsque je dis histoire, je le dis en passionné d’Histoire, pour moi cette notion n’est pas synonyme de vaine nostalgie ni de passéisme, elle recouvre, bien au contraire, tout ce qui s’est bâti au cours des siècles, la mémoire, les symboles, les institutions, la langue, les œuvres d’art, choses auxquelles on peut légitimement s’attacher. Dans le même temps, chacun admettra que l’avenir d’un pays ne peut être un simple prolongement de son histoire— ce serait même désolant pour un peuple, quel qu’il soit, que de vénérer son histoire plus que son avenir; avenir qui se construira dans un certain esprit de continuité, mais avec de profondes transformations, et avec des apports extérieurs significatifs, comme ce fut le cas aux grandes heures du passé.
N’aurais-je fait qu’énumérer des évidences consensuelles ? Peut-être. Mais puisque les tensions persistent et s’aggravent, c’est que ces vérités ne sont ni suffisamment évidentes, ni intimement reconnues. Ce que je cherche à dégager de ces brumes, ce n’est pas un consensus, c’est un code de conduite, ou tout au moins un garde-fou pour les uns et les autres.
Pour les uns et les autres, j’insiste. Il y a constamment, dans l’approche qui est la mienne, une exigence de réeiprocité — qui est à la fois souci d’équité et souci d’efficacité. C’est dans cet esprit que j’aurais envie de dire, « aux uns » d’abord : « Plus vous vous imprégnerez de la culture du pays d’accueil, plus vous pourrez l’imprégner de la vôtre » ; puis « aux autres » : « Plus un immigré sentira sa culture d’origine respectée, plus il s’ouvrira à la culture du pays d’accueil. »
Deux « équations » que je formule d’un même souffle, parce qu’elles « se tiennent », inséparablement, comme les pieds d’un escabeau. Ou, plus prosaïquement encore, comme les clauses successives d’un contrat. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, à vrai dire, d’un contrat moral dont les éléments gagneraient à être précisés dans chaque cas de figure : qu’est-ce qui, dans la culture du pays d’accueil, fait partie du bagage minimal auquel toute personne est censée adhérer, et qu’est-ce qui peut être légitimement contesté, ou refusé? La même interrogation étant valable concernant la culture d’origine des immigrés : quelles composantes de cette culture méritent d’être transmises au pays d’adoption comme une dot précieuse, et lesquelles — quelles habitudes? quelles pratiques ? — devraient être laissées « au vestiaire » ?
Il faut que ces questions soient posées, et que chacun fasse l’effort d’y réfléchir cas par cas, même si les différentes réponses qu’on pourrait apporter ne seront jamais entièrement satisfaisantes. Moi qui vis en France, je ne me hasarderai pas à énumérer tout ce qui, dans l’héritage de ce pays, devrait obtenir l’adhésion de ceux qui voudraient y résider; chaque élément que je pourrais citer, qu’il s’agisse d’un principe républicain, d’un aspect du mode de vie, d’un personnage marquant ou d’un lieu emblématique, oui, chaque élément, sans exception, pourrait être légitimement contesté; mais on aurait tort d’en conclure qu’on peut tout rejeter à la fois. Qu’une réalité soit imprécise, insaisissable et fluctuante ne veut pas dire qu’elle n’existe pas.
Les identités meurtrières.
Amin Maalouf.
Grasset.