Wolff
NOUS AVONS TOUS ÉTÉ PHILOSOPHE
À la question, « sommes-nous tous philosophes ? », il y a deux réponses opposées, également mauvaises : une élitiste et une démagogique. Selon la première, « philosophe » est une appellation contrôlée réservée à ceux que l’Histoire, ou à défaut l’Université, ont reconnus comme tels, ceux qui ont appris les grandes théories métaphysiques, morales ou épistémologiques et qui savent manier les notions techniques en -isme ; en somme, la philosophie est faite par et pour les philosophes patentés – voire « professionnels ». Selon la seconde, nous serions tous philosophes, car, après tout, chacun a son avis sur les « grandes questions philosophiques », savoir si Dieu existe ou non, ce qui est juste ou injuste, bien ou mal, beau ou laid, vrai ou faux, il suffit d’écouter les conversations de comptoir face au petit blanc du matin.
Il faut renvoyer les deux positions dos à dos. Elles s’alimentent l’une l’autre. Si les philosophes ne peuvent parler de philosophie qu’avec d’autres philosophes, il ne reste à tous les autres êtres humains que l’échange confus d’opinions contingentes. Inversement, si c’est cela la philosophie pour tous, celle des philosophes est réduite à une érudition décourageante et à une vaine technicité. Mais il est heureux que, en philosophie comme en politique, il y ait d’autres choix qu’entre populisme et élitisme.
Quoi qu’il en soit, le problème demeure : qu’y a-t-il de vrai dans l’idée que tout le monde serait philosophe ? Admettons donc cette thèse. Quel sens peut-elle avoir ? Une comparaison avec l’art pourrait s’avérer féconde.
En un sens, l’expression « tous artistes ! » sonne un peu comme une n-ième proclamation de la mort de l’art. Pourtant, elle contient une vérité parce qu’il est possible d’envisager l’art de deux façons. Le plus souvent, on nomme « art » les grandes œuvres du passé ou du présent, celles qui sont approuvées par la critique et consacrées par l’histoire. L’art, en ce sens, c’est ce qu’ont fait les Rembrandt ou Matisse, Bach ou Boulez, Shakespeare ou Proust. C’est l’Art avec un grand A. On attribue à ces œuvres des valeurs esthétiques, techniques, expressives, émotives, religieuses, sociales ou politiques. C’est à ces œuvres exceptionnelles que s’intéressent généralement les esthètes, les historiens d’art et… les philosophes.
Mais il y a aussi l’art avec un petit a. Non pas le chef-d’œuvre admirable ou bouleversant, mais quelque chose de très banal et d’universel : la manifestation d’un besoin anthropologique présent dans toutes les cultures, ainsi que dans les formes d’expression de l’enfant depuis son plus jeune âge. Dans toutes les sociétés connues, il y a des images (souvent religieuses), il y a de la musique (généralement accompagnée de chants et de danses) et il y a des récits (mythes, contes, légendes, romans, etc.). Et tous les enfants du monde dessinent des bonshommes (notamment le fameux bonhomme-têtard), tapent en rythme avec un bâton sur un support de résonance ou se racontent des histoires à voix basse.
Il y a bien sûr un rapport entre les deux sens de « art », il y a même une continuité entre les deux types d’« arts », du besoin général de l’esprit humain aux chefs-d’œuvre exceptionnels. Il n’y aurait sans doute pas d’Art avec un grand A s’il n’y avait d’abord partout de l’art avec un petit a. Inversement, les grandes œuvres sont sans doute celles qui provoquent des émotions ou traduisent des qualités que s’efforcent déjà d’exprimer inchoativement les formes les plus humbles.
Prenons l’expression « tous philosophes » dans le même sens que le « tous artistes ». Non pas seulement comme une proclamation absurde d’égalité de tous les humains à formuler des doctrines savantes ou à écrire la Phénoménologie de l’esprit mais comme le signe d’un besoin anthropologique général. Et cette tendance universelle à la philosophie avec un petit phi s’exprime exactement comme le besoin d’art avec un petit a. Elle se manifeste d’abord dans ces questions populaires, celles que tout le monde se pose et qui sont en un sens les questions philosophiques les plus profondes : Où va-t-on après la mort ? Ce monde est-il le seul ou y en a-t-il un autre au-delà ? Qui décide de ce qui est bien ou mal ? Les dieux ? Les chefs ? Les lois ? Qui a le droit de gouverner ?, etc. Tout être humain, un jour, s’est posé ces questions métaphysiques, morales ou politiques. À ces interrogations, des réponses, solidement fondées et raisonnées, se trouvent sans doute chez les philosophes avec un grand Phi, même si la philosophie savante n’a pas le monopole des réponses, ni la philosophie populaire celui des questions. Et ce besoin universel de philosophie avec un petit phi s’exprime aussi dans nombre de questions philosophiques des enfants qui trahissent une véritable préoccupation morale ou politique, par exemple : « Pourquoi le punit-on alors qu’il n’a rien fait ? » ou encore « Pourquoi a-t-il une plus grosse part de gâteau qu’elle ? » – ce qui est la meilleure façon de poser le problème de la justice corrective et de la justice distributive. On y entend aussi des préoccupations métaphysiques : le « d’où viennent les bébés ? » montre une quête de l’origine, quand le « quand est-ce qu’on meurt ? » dénote une inquiétude de la fin ; et ces deux interrogations alimentent toute l’histoire de la métaphysique, comme les traditions religieuses ou sapientiales.
Francis Wolff.
Folio, 2020.