Un artiste
Wolf regardait l’eau sombre chargée de morceaux de glace.
Il ne pensait à rien d’autre qu’au vent froid qui lui attaquait le visage. Il n’avait pas vraiment mal et ce n’était pas bon signe : ça voulait dire que les parties supérieures de son épiderme étaient gelées, ça voulait dire que c’était comme des brûlures et que la douleur ne viendrait que plus tard, ce soir, quand il serait en train de s’endormir, et que tout ce qu’il pourrait faire, ça serait mendier des aspirines au Norvégien qui dormait sur la couchette d’à côté.
Sur ce bateau, Wolf était le moins expérimenté de tous. Les autres employés avaient déjà fait ça plusieurs fois : embarquer en Irlande sur un gros baleinier industriel et puis remonter vers le nord-est, en direction de l’Islande, passer l’île Jan Mayen pour remonter vers le Spitzberg. À partir de là, en pleine mer polaire, le seul endroit où en vertu des accords passés entre la Commission baleinière internationale, l’Organisation mondiale du commerce et les juristes de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, on pouvait attendre de tomber sur une baleine et on pouvait la harponner.
Évidemment, l’ennui c’était qu’on n’avait plus vu de baleines dans ce coin depuis plus de cinquante ans. Alors, les propriétaires des baleiniers pêchaient des crabes des neiges. C’était moins lucratif, mais c’était autorisé. Le crabe, ça partait bien. Chacun d’eux, arraché aux profondeurs sombres et silencieuses de la mer, allait se retrouver vendu dans les restaurants chics d’Europe, d’Asie et d’Amérique, mangé avec les doigts par des hommes d’affaires, des femmes d’affaires, des chefs de gouvernements, des acteurs et des escort-girls slovaques… Le crabe, ça marchait bien, mais une baleine… Ça, ça aurait été la fortune pour celui qui la capturerait. Pour une vraie baleine, les fonds de pension comme le Texas Pacifique Groupe ou le Kohlberg Kravis Roberts & Co offraient des sommes astronomiques. Cela n’était écrit nulle part, personne n’avait fait paraître de petite annonce, mais cela faisait partie des choses que tout le monde savait, cela faisait partie des grandes évidences, comme le fait qu’avant de monter sur le pont d’un bateau de pêche où le vent souffle à plus de trente kilomètres à l’heure, on se passe la peau à la vaseline sous peine d’avoir les pommettes gelées à la fin de la première heure de la première journée de travail.
Wolf regardait trois types en train de briser à grands coups de batte de base-ball la glace qui s’était accumulée sur les câbles pendant la nuit. Sa montre indiquait 8h20, il avait encore dix minutes devant lui avant de devoir prendre le relais. Il leva les yeux, derrière les épaisses fenêtres en plexiglas du poste de pilotage, il devinait la silhouette du capitaine. Il ne comprenait pas comment ce type pouvait faire ce métier depuis aussi longtemps. La plupart des gens qui s’engageaient sur des bateaux le faisaient pendant un an ou deux. Après ça, ils étaient trop usés, ou trop dégoûtés par les conditions de travail, ou bien ils avaient perdu un doigt, ou bien une main dans un treuil. Mais le capitaine, lui, ça faisait vingt ans qu’il était en mer.
Vingt ans et pas une seule baleine.
Pourtant, une baleine, ça aurait été son ticket de sortie. Une baleine, ça aurait été une petite maison confortable, une bonne retraite dans un endroit chaud.
Une baleine, ça aurait été le bonheur.
Sur ce bateau, il y avait du bruit en permanence : le bruit rauque des moteurs, les bruits métalliques des câbles contre la coque, le bruit cristallin des morceaux de glace venant frapper la proue et le bruit mouillé de l’écume qui retombait de part et d’autre du bateau. Une vraie cacophonie qui obligeait tout le monde à parler fort et parler fort, ça ajoutait encore au bruit. Pour éviter de devenir dingues, certains travaillaient avec des bouchons dans les oreilles, d’autres écoutaient de la musique avec des lecteurs MP3 chinois qui n’avaient aucun bridage du volume. Wolf, lui, se contentait de se mettre les paumes contre les oreilles en poussant fort. Il faisait alors presque calme et ce calme, ça lui permettait de se détendre un peu et de penser à autre chose qu’à son travail.
Par temps clair, il laissait partir son regard au-dessus des eaux bleu sombre de l’océan Arctique, jusqu’à l’horizon. Il essayait de fondre son esprit dans la lumière spectrale du jour polaire, il avait l’impression de se dissoudre dans un verre de lait glacé. C’était agréable. Il oubliait un moment tout ce qui l’avait poussé à monter sur ce bateau, il ne pensait plus à Cathy, à son visage endormi qu’il pouvait regarder pendant des heures, à sa peau aussi douce que du coton génétiquement modifié et tissé avec soin dans une usine du Kerala. Il savait que ces souvenirs, ce n’était qu’un paquet de clichés. Il aurait pu essayer de se souvenir de leurs discussions politiques, il aurait pu essayer de se souvenir de leurs soirées passées à ne rien faire d’autre que regarder des concours de chansons à la télévision, il aurait pu essayer de se souvenir du système complexe qu’ils avaient mis au point pour savoir qui allait faire la vaisselle. En cinq ans, il avait amassé un million de souvenirs, mais ceux qu’il préférait c’était le visage de Kathy quand elle dormait et la douceur de sa peau. Des souvenirs tellement formatés qu’il se demandait parfois s’ils ne lui avaient pas été livrés par une boîte de communication. Peu importait de toute façon, ces souvenirs-là lui permettaient de planer quelques minutes en regardant l’air givré et surtout, ces souvenirs-là chassaient tous les autres.
Surtout les mauvais.
Sa montre indiquait maintenant 8h29. Il vit que les trois types achevaient de cogner contre la glace et le regardaient du coin de l’œil. Ça allait être à lui et à la deuxième équipe de prendre le relais : remonter la dizaine de casiers pleins d’un mètre cube de crabes, décharger le tout sur le pont pour faire le tri et surtout faire attention à ne pas perdre un doigt ou un œil dans l’opération. Il soupira, il n’avait pas l’habitude et les muscles de ses bras étaient encore endoloris des quelques jours de travail qui venaient de s’écouler. Mais le pire, c’étaient ses mains dont les paumes étaient presque à vif. Sous ses épais gants de travail, il les avait emballés dans des bandes de tissu qu’il avait découpées dans un tee-shirt. Il espérait que ça allait lui servir de protection et lui permettre de tenir toute la journée.
Manuel de survie à l’usage des incapables.
Thomas Gunzig.
Au diable vauvert.