Extraits littéraires

Judas

Cela commence comme l’histoire du monde, dans un jardin. Je suis un cheval de trait qui retourne une parcelle de terrain dont mes parents viennent de faire l’acquisition. Quand j’écris « je suis », je ne prétends pas être l’équidé, non, je marche derrière dans les quelques ares jouxtant le jardin de notre ferme. Un vent tiède chargé d’une odeur de sureau me caresse les narines. Tiède et sucré. Une odeur à laquelle il faut ajouter celles de sueur et de crottin. Si je vais tant aimer le cirque par la suite, c’est entre autres pour cette odeur.
Le sillon que trace la charrue me remonte jusqu’au-dessus des cuisses. Il pourrait s’agir d’un de ces souvenirs partagés avec des dizaines de milliers d’autres fils d’agriculteurs. Le mien a ceci de particulier que mes parents ne sont pas agriculteurs et que la ferme dont il est question se situe en ville. À l’époque à sa limite ouest, aujourd’hui à quelques stations de métro de son centre dont une au moins a fait l’objet d’un attentat meurtrier.
Il y a quelque chose de fondateur dans cet événement. Je tiens à ce que ce soit mon premier souvenir. Même si un jour une information devait venir en infirmer la chronologie, ça resterait l’image initiale. En être tout retourné tient pour moi d’un programme qui va organiser ma vie. Aujourd’hui encore, je peux localiser la scène dans le jardin, au sillon près (X). Avec une précision de tir chirurgical.
Ce jardin a fait l’objet de remembrements successifs. Les arbres fruitiers les plus anciens ont été progressivement remplacés par de plus jeunes. Les anciens donnaient des fruits à profusion. Les nouveaux n’ont jamais réussi à en produire.
Les causes les plus souvent avancées par Dieu, sont :

1. trop de pollution,
2. trop d’humidité,
auxquelles il ajoute depuis peu,
3. plus assez d’abeilles.

C’est la clôture d’une époque, celle où les arbres donnaient des fruits, et l’entrée dans une autre où l’important se limite aux soins qu’on leur apporte. Le Tout-Puissant passait l’hiver à les tailler, à les engraisser… Je ne vois pas pourquoi j’écris à l’imparfait, à l’heure des attentats, il vit toujours. Et malgré un âge certain, il passe la plus grande partie de son temps au jardin. C’est sans doute pour cette raison qu’il est toujours en vie. « Un être inoxydable ! » titrait il y a peu à son propos un quotidien de la capitale, non pas dans la rubrique Religion, mais dans les pages Militaire. Sans ce jardin, sans les commémorations de vétérans auxquelles il participe et une sieste quotidienne de 20 minutes entre 12 heures 50 et 13 heures 10, il serait mort depuis longtemps.
Quoi qu’il en soit, plus il s’en occupe, moins les arbres produisent.
Parmi les espèces présentes à notre arrivée, un néflier (A) aux fruits étranges, presque gynécologiques, si mystérieux que personne n’ose en manger et dont on prétend qu’il faut attendre qu’ils soient « blets » avant de les consommer. À 5 ans, je savais à quoi correspondait ce qualificatif rare et déjà obsolète. Statistiquement, les enfants des pays dont le PIB dépasse 1200 euros par habitant et n’ayant pas accès à un jardin ne prennent connaissance du mot « blet » que bien plus tard (entre 12 et 15 ans), à la différence des mots « moisi », « avachi » ou « flasque » qui leur sont plus familiers…
Ainsi qu’un cognassier (B) qui chaque année se couvrait de grosses poires à la pâleur maladive.
Comme pour marquer le début d’une ère nouvelle, on coupa bon nombre d’arbres. On lança de nouvelles plantations axées sur une politique du « tout au cerisier ». Ma mère, qu’on finit d’ailleurs par appeler Cerise, ne cessait de vanter le goût subtil des bigarreaux. Sa prédilection allait à ceux bardés de coups de bec. Elle les prétendait plus sucrés, affirmait que les oiseaux avaient pour les repérer un sixième sens. Que face à l’intuition animale, nous autres humains étions en retard d’au moins quatre paliers d’évolution. Bigarreau doit faire partie des premiers mots que je pus prononcer. Dans tous les coins du jardin, on se mit à planter des cerisiers qui, à l’heure où j’écris, celle des attentats, sont couverts de fleurs et qui en juin ne porteront aucun fruit.

Juan d’Oultremont.
Judas côté jardin.
Onlit Éditions, 2020.

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