Fin de saison
— La Célestine avait tout de suite commencé par faire fort !
La journaliste, les pieds dans la paille, s’approcha encore un peu plus de Marcel avec son microphone.
— Naître après le décès de ses parents… Vous n’allez quand même pas m’dire que c’est la façon d’faire du commun des mortels ! marmonna-t-il, assis à califourchon sur son petit tabouret, en tirant plus fort sur les mamelles de la vache qui s’était mise à beugler.
Et c’est sans se faire prier, cette fois, qu’il raconta son entrée dans le monde :
— C’était au retour de la fête du 14 juillet 56. La 2 CV de ses parents était en train de fumer contre un arbre… Et c’est à quelques pas de là, le long de la route principale, parmi les coquelicots, sous un ciel sans nuages, qu’elle a vu l’jour. Je me rappelle qu’il était d’une chaleur agréable et douce, comme celle d’un beau d’printemps. On m’a rapporté qu’elle ne pleura pas un seul instant. Brunard, le vétérinaire, qui venait de faire en grande urgence une césarienne à cette pauv’mère décédée, s’en était inquiété.
Puis, après avoir retiré une mèche rebelle qui lui barrait le front, il s’était levé et avait conclu :
— Mais moi, j’vous l’dis, déjà une sans-cœur, la p’tite !
*
Cour d’assises des mineurs – Septembre 1973
— Accusée, levez-vous.
Célestine se leva lentement, le regard absent.
— Pour la dernière fois, nous vous prions de vous exprimer ! Sans cela, mademoiselle, nous ne pourrons rien faire pour vous !
Sa bouche s’entrouvrit et la petite assemblée stupéfaite se suspendit à ses lèvres.
— Je n’ai rien à dire, murmura-t-elle.
Mais pourquoi donc avait-il accepté de prendre sa défense ? « Aussi jolie qu’elle soit, elle met décidément bien de l’ombre sur mon avenir ! », rumina le très jeune maître Baldaquin, dont les manches connurent un léger envol désappointé.
Le président, tout aussi désabusé, avait saisi sa cloche et, après l’avoir soulevée d’une main molle, la maintint quelques secondes dans l’air. Puis, à contrecœur, il se mit à l’actionner.
— La Cour va se retirer aux fins de délibérer.
*
Transportée dans le cliquetis des bouteilles de la fourgonnette du laitier, c’est déjà escortée par deux motards que Célestine avait fait, sous les banderoles et en grande pompe, une première entrée très remarquée au village. Même les confettis jonchés sur la Grand-Place semblaient y avoir été parsemés aux fins de l’accueillir.
Bien vite, après cette fête nationale, elle fut confiée aux bons soins d’une vieille tante.
Berthe et son mari Aristide avaient en effet, bon gré, mais surtout mal gré, accepté de prendre cette « enfant tombée du ciel » sous leur aile et c’est ainsi qu’ils lui attribuèrent, non sans une pointe d’ironie, ce doux et désuet prénom.
Les gosses, ce n’était pas leur truc. Ils n’en avaient jamais voulu et s’étaient toujours arrangés pour ne jamais en avoir. Enfin, surtout Berthe. « Encombrants ! », criait-elle à qui voulait bien l’entendre.
Mais en souvenir de sa mère qui avait adoré sa cousine, la grand-mère de Célestine, elle avait démenti ses propos. Cela n’avait jamais été le qu’en-dira-t-on qui l’avait arrêtée.
Berthe était ce genre de femme opulente dont on pouvait se demander comment des jambes aussi fines ne s’effondraient pas sous le poids d’un tel buste. Elle vivait avec son tablier et ne le retirait que pour la messe du dimanche ou quelque autre rare occasion. Elle faisait partie de ce que l’on appelle les maîtresses femmes qui mènent énergiquement leur petit monde à la baguette… en l’occurrence, ici, son mari.
Aristide avait trois passions : ses champs, sa collection de papillons et son âne, Gaspard. Une quatrième s’imposa vite après la mort de ce dernier : le vin rouge et ses enivrants bienfaits. Et lorsqu’il arrivait que cet alcool le prenne tout entier, Berthe avait pris pour simple habitude d’envoyer ses ronflements et ses effluves sur le divan fleuri du salon pour la nuit.
Sinon, tant que le travail de son époux était fait et bien fait, qu’il ne l’emmerdait pas, qu’il continuait à lui obéir sans broncher et que cela ne réveillait pas en lui des désirs charnels, la Berthe le laissait tranquille avec son énervante compagne. Elle avait d’autres choses à penser.
L’arrivée de Célestine n’opéra qu’un tout petit changement dans la vie d’Aristide.
Berthe avait en effet décidé de donner à la petite une éducation à l’image même de celle qu’elle avait reçue, trop heureuse de ce qu’elle était devenue grâce à elle, et donc, tout comme sa mère, ne mit qu’une exception à l’ordre établi. C’est ainsi que Célestine se vit exonérée de la clause « pas d’enfants dans la chambre à coucher des parents » en cas de maladie infantile… et qu’Aristide passa plus de nuits encore sur le canapé où il lui arrivait, en telle occasion, de remercier sa défunte belle-mère.
Sophie Wouters.
Célectine.
180 ° éditions.