Paranos ?
En guise de conclusion : remarques sur la confiance, la défiance, la méfiance
Aujourd’hui, c’est la crise : les banques ne font plus confiance aux États ; les États ne font plus confiance aux banques ; et les individus ne se fient plus ni aux États ni aux banques ni à personne. Ce qui montre a contrario combien la confiance est cruciale et dans quelle grande mesure le marché, qui ne semble reposer que sur la seule recherche du profit matériel, dépend en fait d’un pur acte de foi : celui de se fier à l’autre, à ses promesses, à ses engagements. Rien ne le montre davantage que l’invention de l’argent. Quand on y songe, quel mystère ! Cet argent, qui anime une grande part de nos existences, ne repose sur rien d’autre qu’une mystérieuse convention, jamais écrite, jamais signée, garantie par rien. Elle nous convainc d’emblée que quelques grammes de métal, un morceau de papier sans valeur, voire une simple ligne ¬d’écriture informatique, valent cent euros ! Il faut avoir sacrément confiance pour ne même plus y penser, pour ne pas avoir de doute, même par les temps les plus gros.
Face à cet abîme, on comprend que les théologiens aient tenté de fonder cette confiance incertaine et bancale entre les hommes sur le seul socle solide permettant de l’assurer : la foi en Dieu. C’est ainsi que saint Augustin (Confessions, IV, 4-12) ou saint Thomas (Somme théologique, II-IIae, 4, 7) estiment que la fiabilité ne peut être escomptée que chez les croyants sincères qui placent leur foi, leur espérance et leur amour en Dieu. Il faudrait du sacré pour que la confiance marche.
Mais alors, comment la confiance a-t-elle survécu au « désenchantement du monde » ? Comment peut-elle continuer de fonctionner à l’âge de la laïcité ? C’est là qu’on rencontre une seconde argumentation sur le fondement de la confiance : celle qu’inaugure Hobbes et dont le principe sera repris par tous les « Modernes ». Hobbes raisonne par l’absurde en imaginant ce que serait une « société de méfiance ». Dans cette situation, qu’il appelle l’« état de nature », tout le monde se méfie de tout le monde ; rien n’est stable ; la peur est permanente. Cette peur est proprement invivable, mais elle est si puissante qu’elle va déclencher chez l’homme (contrairement à l’animal où elle reste passive) une étincelle d’intelligence. C’est en comprenant, grâce à la peur, l’impossibilité d’une vie de méfiance que l’homme va inventer la confiance, et le contrat qui va avec. Sans doute Hobbes cherchera-t-il ensuite lui aussi à fonder cette confiance sur une base solide : ce sera son État Léviathan absolu et sacré ; mais, dans sa démarche, il montre qu’il n’est plus théologien. Car, ce que suggère Hobbes, c’est l’idée très profonde que renoncer à la confiance équivaut non seulement à rendre toute vie sociale impossible, mais à rendre sa propre vie impensable. Toute notre existence ne s’est en effet élaborée que parce que l’on s’est confié : à ses parents, à ses maîtres, à ses amis, à son conjoint… Autant de personnes sans lesquelles nous ne serions même pas nous-mêmes. Sans doute, certains nous ont-ils déçus voire trahis, mais sans eux nous ne serions pas. Ainsi le fondement le plus solide de la confiance n’est-il pas à chercher dans un Dieu transcendant (quoi qu’en dise Thomas) ni dans un État tout-puissant (quoi qu’en pense Hobbes pour la consolider), mais dans le fait simple que notre existence serait impossible sans elle.
Cet argument « par conscience d’impossibilité » (comme disent les logiciens) rend sans doute la confiance moins absolue et la défiance plus fréquente. Mais il importe de voir que celle-ci n’est pas le contraire de celle-là, car la défiance n’est qu’une confiance prudente et avisée. La définition du Littré le précise : « La méfiance fait qu’on ne se fie pas du tout ; la défiance fait qu’on ne se fie qu’avec précaution. Le défiant craint d’être trompé ; le méfiant croit qu’il sera trompé. » Bref, en temps de crise, ce n’est pas la confiance qui disparaît, c’est la défiance qui s’accroît. Mais si la méfiance advient, alors la fin est proche, car le méfiant (comme l’inquiet ou l’angoissé) « ne vit plus » ! C’est tout le drame de l’adepte de la théorie du complot : il aimerait tellement avoir une confiance absolue que sa défiance naturelle sombre dans la méfiance complète… et lui avec.
Tous paranos ?
Tavoillot, Pierre-Henri & Bazin, Laurent.
Editions de l’aube, 2015.