Le questionnement
Le prodige de pouvoir questionner
« Chaque question possède une force que la réponse ne contient plus. »
Élie WIESEL, La Nuit
Savoir interroger
La philosophie consiste à apprendre à questionner. J’ai mis des années à le comprendre, car je fus victime de la confusion faite à l’université entre philosophie et ce savoir érudit et abstrait que j’y ai appris. Je n’y ai pas fait de philosophie, mais j’ai appris une langue spécialisée ! Ainsi, pour lire Kant, je devais étudier le sens de « noumène », objet, forme a priori de la sensibilité, jugement synthétique a priori… et réussir à faire jouer ensemble tous ces concepts dans une sorte de Meccano savant sans jamais en voir le sens et la portée réelle.
Or ce que j’ai peu à peu découvert et dont je voudrais ici témoigner, est que l’essentiel pour comprendre un philosophe repose sur la découverte d’une manière d’interroger à neuf. C’est uniquement à partir d’elle que la précision technique peut prendre tout son sens comme une manière pour un philosophe de mieux cerner ce qu’il veut regarder et étudier.
En réalité, tout philosophe pose une question décisive qui a de grandes répercussions sur notre existence la plus concrète. Songeons à Socrate, figure tutélaire de l’Occident qui a inventé notre conception de la philosophie. Loin d’assener une leçon de sagesse, de chercher à nous convaincre ou de prononcer des discours savants, il interroge chacun sur ce qu’il prétend savoir et qu’il cherche généralement à imposer aux autres. Il se trouve devant un général et ils discutent ensemble de ce que veut dire combattre courageusement. Il converse avec un prêtre, et il lui demande ce que veut dire se comporter de façon pieuse. Il rencontre un poète, et il s’enquiert alors de ce que veut dire écrire un vrai poème. L’interlocuteur se rend compte qu’il ne sait pas vraiment pourquoi il agit comme il le fait. Socrate ouvre à cette occasion une brèche dans son esprit et, par là, met en pièces la suffisance qui aveugle et écrase.
On croit être à l’abri dans ses convictions. Socrate arrive… et tout vacille. On ne sait plus où on en est.
Telle est la véritable expérience philosophique. Elle est profondément salutaire.
Rester sans réponse
Lisez un dialogue de Platon. Une question importante est en débat. Impatient, vous voulez sauter quelques pages pour arriver à la réponse. L’ouvrage n’en contient pas !
Vous êtes un peu déçu. Il faut se résoudre à suivre le texte. Ce travail accompli, vous découvrez alors avec étonnement qu’il vous a transformé. Vous ne regardez plus désormais ce qui est en débat – la justice, la connaissance, la politique, l’amour, la science – de la même façon.
Il est erroné de croire que le philosophe va donner des réponses. Nous l’invitons certes pour cela dans les magazines et sur les plateaux de télévision. Mais c’est un malentendu. En vérité, il n’a rien à dire, pas de sagesse à nous dispenser ni de conseils à nous donner. En revanche, il peut nous permettre d’interroger ce que, sans lui, nous n’aurions pas même regardé. Et si nous faisons le mouvement qu’il nous invite à faire, nous nous transformons. Nous n’apprenons pas quelques informations, nous devenons autres !
Le désir infini
L’antipode du philosophe est la figure de l’homme sérieux qui passe toute la journée à faire des additions telle que Saint-Exupéry le décrit dans Le Petit Prince. Pris par son travail, l’homme sérieux n’a pas le temps de se poser des questions. Il est obsédé par l’efficacité de son action – peu importe qu’en réalité son travail n’ait aucun sens. Combien de gens importants dans notre monde sont ainsi occupés du matin au soir, fascinés par l’effectivité de leur travail et par le pouvoir qu’ils en retirent ? Mais, comme dit le Petit Prince à propos de ce singulier personnage plein d’orgueil et de suffisance qui veut garder le contrôle sur tout : « Ce n’est pas un homme, c’est un champignon ! » Et c’est vrai ! À force de ne plus rien interroger, nous perdons l’étoffe de notre humanité.
Le phénomène est frappant : quand nous posons une question, nous sommes curieux et alertes. S’engager dans la philosophie, c’est rester ainsi sur le qui-vive, être pris par le désir infini d’interroger. Faute de le comprendre, nombre d’ouvrages évoquant la philosophie nous égarent. Ils veulent nous rassurer, nous divertir, nous instruire – mais ils ne nous éveillent pas.
Fabrice Midal.
Comment la philosophie peut nous sauver ?
Flammarion, 2015.