Fin du numérique
Le manque de matières premières
et de batteries : la fin du numérique ?
Il est un autre domaine, gigantesque, dont on ne parle pas, comme s’il était lui aussi une évidence éternelle, et sur lequel nous avons graduellement basé la totalité de notre système mondialisé d’informations et de communications, de travail et d’échanges, depuis le secteur secondaire, tertiaire, celui de la santé et jusqu’à la sphère privée, organisation qui serait totalement ruinée si ce système qui a tout envahi venait à disparaître. Il s’agit bien entendu du numérique et, en fin de chaîne, de tous les appareils informatiques. Je l’avais effleuré dans mon livre précédent, évoqué de nouveau rapidement plus haut à propos des batteries, des modes de communication, de l’éclairage, et je le complète et l’affine ici.
Je vous énumère ce dont ont besoin les équipements du numérique (liste non exhaustive) : microprocesseurs, puces, cartes mères, aimants, écrans (et affichage, rétro-éclairage, polissage, couleurs), dalles de verre, soudures, brasures, contacts électriques, diodes électroluminescentes, opto-électronique (par exemple les fibres optiques), renforcement de l’aluminium. Et la liste des produits obtenus : batteries, ordinateurs, disques durs, box Internet, scans, téléviseurs, appareils photo, caméras, téléphones portables, tablettes, jeux à écrans tactiles, cartes de crédit, ampoules LED…, et les appareils de détection médicale – scanners, IRM, échographes.
Parmi les composants (métaux, minerais, gaz) nécessaires à la fabrication figurent quelque 30 métaux différents, parmi lesquels 17 terres rares. Ces 17 matières nécessaires à l’électronique seront en situation de pénurie ou de criticité connue dès l’horizon 2025-2035, et 4 à l’horizon 2035-2055. S’y ajoutent d’autres métaux, minerais et un gaz (l’hélium). Seul le platine présente une date d’épuisement plus lointaine, vers 2064.
La criticité ou la pénurie de 22 éléments nécessaires à l’électronique-informatique (voir le détail des pénuries et des criticités en note1) concernent majoritairement la période très proche de 2025-2035, avec des éléments à haut risque de pénurie tels l’étain, l’argent, l’or, l’antimoine, le gallium, l’indium, le terbium, et celle de 2035-2055 pour 4 d’entre eux, dont le cuivre.
Certes, les quantités d’éléments utilisées dans un appareil informatique sont généralement minimes, mais il existait en 2015 dans le monde 2,4 milliards d’ordinateurs en utilisation1, 3,3 milliards de smartphones (chiffre attendu en 2025 : 5 milliards2), 20 millions d’appareils photo numériques en 20183, et 1 milliard de caméras de surveillance en 20214, sans compter les caméras privées, soit presque 7 milliards d’appareils numériques, ce qui ne rend certes pas la consommation de matières premières anecdotique. Cette consommation colossale dévore les métaux courants et les métaux dits « terres rares ».
Consommation de métaux à laquelle s’ajoutent celles, très lourde, des pots catalytiques des véhicules, qui contiennent de l’or, de l’argent, du palladium, du platine, du cérium ; des panneaux solaires, qui consomment de l’argent et énormément de silicium (on croyait le sable inépuisable, mais nous avons réussi l’exploit de le transformer en matière critique) ; des éoliennes, qui exigent également du silicium, ainsi que du zinc, du manganèse, du cuivre, du plomb, du cobalt5 ; mais aussi du déploiement exponentiel de la fibre optique, fabriquée à partir de cette même précieuse silice (sans parler des simples vitrages de nos habitats), ou de fils en plastique, produits du pétrole.
N’oublions pas la bijouterie et la joaillerie qui utilisent de grosses quantités d’or et d’argent (86 % de la production d’or). Le recyclage de ces métaux précieux est en train de s’accroître. La pénurie en or et argent pourra être reculée si prend fin ce domaine de la bijouterie-joaillerie, un secteur de luxe dans le monde qui nous attend.
Quant à la pénurie en fibre optique, elle se profile dès maintenant. Utilisée majoritairement dans les télécommunications (Internet à haut débit), elle est également employée en éclairage LED, et indispensable à la médecine de type endoscopique. « Le problème numéro un tient à l’explosion de la demande mondiale de fibre optique. En 2017, la consommation mondiale a dépassé les 500 millions de kilomètres. La Chine, qui déploie ses infrastructures télécoms de manière rapide, consomme plus de la moitié du stock6. » Cette pénurie pourrait être endiguée en conservant les anciens systèmes Internet ADSL ou en les réinstallant.
Certains des éléments cités sont recyclables. Mais « le recyclage ne pourra pas répondre à cet accroissement de la demande mondiale et restera à moins de 20 % (ou 30 %) des approvisionnements nécessaires7 ». Quant aux composants de l’électrique et de l’électronique, selon un récent rapport de l’ONU, ils ne sont recyclés qu’à hauteur de 17 %8.
D’autres éléments sont substituables (l’or par le platine) et d’autres non, tels l’argent, l’hélium, l’étain.
Dans ce contexte, le secteur médical, très loin d’être le plus dévorateur, est évidemment le premier à devoir être préservé : tous les appareils de détection et de contrôle post-opératoire nécessitent un ordinateur ou un renvoi sur écran, qu’il s’agisse des scanners, des IRM, des échographes, des fibroscopes, des endoscopes (qui doivent aussi disposer d’une micro-caméra numérique), ou de la radiographie. Les scanners et IRM ont aussi besoin de composants comme l’hélium, utilisé comme gaz refroidissant des métaux des aimants, et insubstituable pour cet usage. Ce secteur en consomme plusieurs dizaines de millions de mètres cubes par an. Le terbium et le sélénium sont nécessaires à la radiographie, le silicium à la fibre optique de l’endoscopie. Parmi les innovations, on note pour l’hélium de nouveaux modèles de scanners plus efficaces où ce gaz est bien conservé, et une innovation de 2018 qui réduit son usage pour un dispositif IRM à 7 litres contre quelques centaines, voire jusqu’à 2 000 litres d’hélium liquide auparavant.
Humanité en péril : Tome 2.
Fred Vargas.
Flammarion, 2022.