Vivre mieux
La croissance pour l’équité ou pour l’avidité programmée ?
L’histoire dit qu’un jour un pêcheur, ayant achevé son travail, faisait sécher ses filets. Un homme sérieux vient à passer et s’adresse à lui :
« Monsieur, cette barque amarrée vous appartient-elle ?
– Oui, répond le pêcheur.
– Mais elle est petite, s’étonne le promeneur. Vous pourriez en avoir une plus grande.
– Et après ? demande le pêcheur.
– Vous pêcheriez plus de poissons et vous achèteriez une plus grande barque.
– Et après ?
– Ensuite, vous pourriez acheter un petit bateau et vous embaucheriez des pêcheurs.
– Et après ?
– Après, vous pourrez enfin vous reposer.
– Eh bien, c’est ce que je suis en train de faire », dit le pêcheur.
Cette petite histoire est à méditer comme préambule aux propos qui vont suivre, avec l’espoir qu’ils ne seront pas sans pertinence.
La décroissance était au cœur de mes arguments de campagne lorsque, sollicité avec insistance par des amies et amis, j’ai présenté ma candidature à l’élection présidentielle française de 2002. Fonder le vivre-ensemble planétaire sur l’équité, envisagée comme l’une des vertus fondamentales préconisées par la morale et l’intelligence la plus élémentaire, me paraissait aller de soi. Le toujours-plus indéfini ne pouvait en aucun cas être compatible avec la réalité d’une planète très généreuse, mais de nature limitée. Nous pouvons imaginer la colossale économie que nous ferions en renonçant aux armes de destruction qui ne cessent de proliférer. Leur abolition par l’intelligence serait préjudiciable à la croissance. Les nations les exhibent à qui mieux mieux en se toisant, façon de bomber le torse. Plaise à Dieu qu’elles puissent, par la terreur qu’elles inspirent, contribuer à éviter l’apocalypse qu’elles sont capables de provoquer. Ainsi, la croissance se nourrit aussi de l’obscurantisme.
Consommer en détruisant et dénaturant les lois fondamentales de la pérennité ne peut conduire qu’à l’épuisement des ressources ; une telle démarche nous paraît relever de la plus haute inintelligence. L’être humain, peu préoccupé par la postérité même de ses propres enfants, laisse la bride sur le cou à l’avidité, idéologie irrationnelle et laide à laquelle l’humanité doit ses pires souffrances. L’homme contre l’humain est bien un phénomène hautement lucratif !
Sauf exception, jouir de tout, tout de suite, est la plus grande caractéristique de la modernité. Au temps du cheval-animal, le rythme de l’existence n’avait pas changé depuis des millénaires. Le cheval-vapeur a modifié la perception du temps et, par conséquent, celle de l’espace, le temps étant devenu argent. La croissance serait-elle un malentendu mortel donnant au toujours-plus un espace illimité ? Dans ce cas, elle est animée et propagée par le sentiment permanent du manque. Ce serait en quelque sorte la dynamique de la frustration. On pourrait exiger d’être indemnisé pour le temps libre et jubilatoire sacrifié à la croissance. Le nombre d’offrandes gratuites mises à notre disposition par la nature est considérable, mais incompatible avec le temps-argent qu’il ne faut jamais perdre. La machine à produire le PIB des nations a besoin d’un être humain consommateur, consommé et consumé, presque à son insu. Le divertissement industrialisé lui fait oublier sa condition d’ingrédient d’une cuisine universelle dominée et conditionnée par le dollar.
La notion de guerre économique n’est absolument pas une métaphore. La croissance dite économique tue réellement, en s’appuyant sur le toujours-plus comme nouveau mythe quasi religieux, incompatible avec la réalité naturelle. Le principe d’obsolescence programmée fait partie des critères inclus dans la durabilité de certains objets. Imaginer que l’on puisse se doter d’une voiture à vie est paraît-il possible, mais ce serait une catastrophe pour la croissance. Il en va de même pour tout ce que l’industrie fabrique pour l’usage du citoyen moderne, dont le cerveau est conditionné par la promesse d’une félicité comme antidote à la morosité produite par une société matérialiste sans âme.
Rabhi, Pierre & Duquesne, Juliette.
Vivre mieux sans croissance.
Edition Châtelet, 2019.