Egarés
L’exigence permanente de reconnaissance, de respect, de déférence, d’égalitarisme, de parité, de diversité, d’inclusion est le symptôme d’un pays en désir de considération identitaire de plus en plus vif. Si notre société occidentale est aujourd’hui considérée par certains comme discriminatoire, raciste, sexiste, hétéronormative, colonialiste, etc., c’est qu’une quête de reconnaissance identitaire y est invariablement à l’œuvre. Comment l’identité est-elle devenue cette valeur cardinale au point de constituer le motif principal de la plupart des revendications modernes ? Une rapide histoire des idées permet de le comprendre.
LE RÈGNE DE L’INDIVIDU
Le XXe siècle est celui de l’avènement individuel puisque dans les temps précédents il n’existait pas à proprement parler d’individus, au sens de sujets capables de déterminer leurs pensées et leurs actes indépendamment d’un ordre extérieur auquel ils étaient soumis.
Rappelons rapidement que, du temps de l’Antiquité, la métaphysique et la religion étaient censées donner des orientations, sinon des réponses, aux questions existentielles des hommes, que celles-ci portent sur les finalités de l’existence, la mort, la maladie, ou encore le travail. C’est donc par rapport à l’ordre général du monde que la plupart des hommes devaient se situer pour se comprendre et être ce qu’ils avaient à être. Chaque homme étant comme un organe ayant sa fonction propre au sein de l’organisme global qu’est l’univers, réussir sa vie pour Platon ou Aristote revenait à trouver sa place, son topos. Une vie réussie était une vie ordonnée s’ajustant parfaitement à l’ordre transcendant.
Du temps des grandes religions, réussir sa vie équivalait à vivre en harmonie avec les commandements divins. C’était l’autorité non plus cosmique mais divine qui faisait figure de principe de référence pour s’orienter dans l’existence et s’accomplir.
Au XVIIIe siècle, avec la « disparition » du cosmos puis du divin comme ordres référents d’existence, ce sont les figures de l’idéal humain qui vont venir les supplanter. Les valeurs humanistes (la raison, la science, le progrès, la démocratie, l’égalité, etc.) deviennent dès lors les nouveaux idéaux régulant les actions et les existences.
C’est seulement au XXe siècle que l’idée d’ordre supérieur s’évanouit au profit de l’immanence individuelle. L’avènement de la démocratie participe du rejet de toute forme d’autorité transcendante et consolide la primauté de l’individu. La démocratie, par laquelle la société est déliée de toute fondation supérieure et extérieure à elle-même, annonce l’autonomie du peuple et des individus qui la constituent. De l’héritage historique on passe à l’historicité : d’un monde déjà construit par un ordre transcendant à un monde de plus en plus à réaliser par l’individu lui-même. Concrètement, nous voyons que la médecine se subjectivise progressivement au point de contrebalancer le dirigisme hospitalier par de l’automédication (homéopathie, techniques douces, parallèles, etc.). Simultanément le sport s’individualise en privilégiant l’entraînement à la carte et le coaching personnalisé. L’éducation, autrefois autoritariste et rigoriste, est devenue permissive, à l’écoute des besoins individuels de l’enfant. Le modernisme en art rompt sans cesse avec les règles classiques de la tradition. L’honneur, la politesse, l’élégance ou la décence et toutes les valeurs relationnelles qui considèrent l’autre comme une finalité sont supplantées par des finalités individualistes : la santé, le culte de soi, l’accomplissement personnel, le bien-être immédiat. Puisque les hommes ont à faire leur histoire, leur rapport au temps est par voie de conséquence moins fidèle à la tradition, au passé ou à tout ordre antérieur, et davantage axé sur le présent et le futur. On mesure chaque jour combien le sens historique est dévalué au profit du « moment présent » et des générations futures. Les valeurs passées étant désaffectées et les œuvres passées étant revisitées sans vergogne (cancel culture), le présent et le futur sont d’autant plus investis. La méditation, concentrée sur le moment présent, et le développement personnel, proposant des recettes immédiates, prennent évidemment le pas sur toute autre forme de savoir et de morale inscrits dans le temps long.
Dans ces conditions d’individuation croissantes, il est logique que les caractéristiques privées telles que l’identité, la race, le genre deviennent les nouveaux enjeux publics.
Julia de Funès.
Le siècle des égarés.
Humensis, 2022.