Sauver
Loin de toute délibération démocratique, les pratiques quotidiennes des entreprises façonnent notre vision de l’économie. Au cœur de ces pratiques, la comptabilité catégorise, classe et étiquette les activités économiques pour faciliter leur gestion. Au premier abord, nous aurions tendance à dire qu’il s’agit là de catégorisations purement « techniques ». Mais une telle représentation serait leurrée. Les codes admis, les langages communs ne sont pas neutres, ils portent en eux des valeurs, des jugements et des normes morales. Ces normes morales qui s’imposent par la pratique quotidienne se diffusent par le truchement des « entrepreneurs de morale » qui sont ici la direction des entreprises, leurs services de comptabilité et les organismes internationaux en charge de l’harmonisation des normes comptables.
Le travail salarié est ainsi considéré d’un point de vue comptable comme un coût pour l’entreprise, alors que la rémunération des investisseurs, sous forme de versement d’intérêts pour du capital prêté ou sous forme de dividendes attachés à la possession d’actions, ainsi que les bonus souvent considérables alloués à la direction, soit considérés comme des parts de bénéfice.
Ce fait s’accompagne d’une injonction familière à tous, qu’il convient de réduire les coûts et d’accroître les bénéfices. Les salaires appartiennent donc à un poste dont il faut faire baisser le montant, alors que les rémunérations des deux autres partenaires sont, elles, considérées comme devant gonfler autant que possible.
Ce sont là des vérités admises, dont certains diront qu’il s’agit de simple bon sens. Pourtant, au XVIIIe siècle, le travail était considéré, au même titre que le capital investi et les tâches de supervision effectuées par la direction, comme autant d’« avances » faites à l’entreprise, chacune de ces contributions étant indispensable à la production. Si le salarié ne constituait véritablement qu’un coût pour l’entreprise, pourquoi en effet aurait-on jamais cherché à l’embaucher ?
Les implications de ces vérités admises sont multiples et au cœur même de nos sociétés. La définition, reprise sur la fiche de paie, du salaire comme un « coût pour l’entreprise », explique pourquoi le patron qui débauche, ayant réduit ses coûts et accru ses bénéfices, mérite un bonus au prorata des économies qu’il aura permises. Et, de manière globale, le même principe, aujourd’hui vérité admise, décourage les entreprises de créer des emplois : pourquoi recruter une main-d’œuvre stigmatisée sur le plan comptable comme un coût ?
Le salaire comme « coût » n’est bien entendu rien d’autre qu’une convention, mais une convention loin d’être innocente puisqu’elle détermine notre vie économique de manière bien plus forte et contraignante que certains articles du texte fondateur de nos institutions : la Constitution.
Une question se pose du coup : puisqu’il s’agit, avec le salaire comme coût et avec les dividendes comme part de bénéfice, d’un principe fondateur inamovible réglant notre vie quotidienne, pourquoi précisément n’est-il pas inscrit dans notre Constitution ? La raison de le faire serait tout particulièrement impérative puisqu’il ne s’agit nullement de « bon sens », mais d’une notion apparue historiquement et dont la conviction qu’elle « va de soi » n’a dû s’imposer que progressivement. D’être écrit dans la Constitution permettrait de relire ce principe à l’occasion, de s’interroger sur son caractère arbitraire ou non, de se demander s’il demeure valide, et de le réviser si nécessaire.
Qui donc décide de ces choses essentielles ? La décision relève de deux organismes internationaux. Le premier d’entre eux s’appelle FASB, Financial Accounting Standards Board, aux États-Unis. L’autre, pour le reste des nations du monde, a pour nom IASB, International Accounting Standards Board.
Grégory Vanel explique : « L’IASB est l’autorité de normalisation internationale de la comptabilité. C’est une organisation de droit privé qui a établi les normes dites IAS avant 2001 (International Accounting Standards), et qui produit depuis un jeu de normes appelées IFRS (International Financial Reporting Standards) ainsi que des interprétations de ces dernières » (Vanel, 2010, p. 145).
L’IASB est un organisme de droit privé dont le siège est à Londres, domicilié au plan juridique dans le Delaware, non pas parce que cet État américain est un paradis fiscal, ce qu’il est en effet, mais ce qui importe en l’occurrence, c’est qu’il s’agit d’un État (même s’il est la composante d’un État fédéral) qui, à l’image des paradis fiscaux de manière générale, constitue un espace de moins-disant juridique par rapport au monde environnant.
Comment se fait-il que les règles comptables, qui modèlent notre vie quotidienne soient établies par des organismes privés ? Et qui donc est représenté dans ces organismes privés ? Il s’agit d’« experts » désignés de fait par les plus grosses entreprises et de délégués des grandes firmes d’audit dont les noms sont familiers : KPMG, Deloitte, Ernst & Young, PricewaterhouseCoopers, les « quatre grands ». Les compagnies transnationales s’y trouvent représentées en fonction de leur importance et de leur contribution au fonctionnement de l’organisation.
Vanel s’interroge : « On peut ainsi se demander si les transformations des normes de la finance et leur internationalisation n’aboutissent pas, in fine, à privilégier une certaine forme d’information, très nettement favorable à des catégories particulières d’agents économiques, alors que dans le même temps elles sont le produit d’autorités qui ne rendent compte qu’à elles-mêmes et qui émanent des marchés » (Vanel, 2010, p. 139).
Allons plus loin : il s’agit d’un pouvoir à la fois privé et censitaire qui décide du sort de nos économies, à l’écart entièrement des institutions et des prises de décision démocratiques.
Ainsi, pour limiter cette influence diffuse et pernicieuse sur l’économie dont disposent les experts-comptables grâce au pouvoir performatif, c’est-à-dire liant nos comportements, des textes qu’ils rédigent, une constitution pour l’économie devrait comporter un volet sur les principes fondamentaux qui sous-tendent la comptabilité. Le salaire est-il défini comme un coût pour l’entreprise ? Qu’il en soit ainsi, mais l’inscrire dans une constitution pour l’économie aurait au moins le mérite de rendre les choses plus claires : il serait possible alors de prendre de la distance vis-à-vis de cette catégorisation et comprendre que ce n’est là rien de plus qu’une convention.
Paul Jorion & Vincent Burnand-Galpin.
Comment sauver le genre humain ?
Fayard, 2020.