Le bip
L’enfance d’Héraklès ou l’objet proposant
L’objet proposant est l’inverse de l’objet inerte. Un doudou est inerte et peut être tout ce que l’on veut dans la main et l’imagination de l’enfant. La petite voiture, comme la poupée, est semi-inerte, car elle permet mille inventions. Le livre contraint à une gymnastique et un effort spécifique pour le comprendre, mais est déjà dans une moindre mesure un objet proposant qui ouvre à l’imaginaire. L’écran du smartphone est proposant à 100 % puisqu’il impose son imagerie, ses codes, ne laisse guère de place à l’imagination de l’enfant ni à un effort de décryptage. On subit avec plaisir ce qu’il montre, et l’enfant est aussi impuissant à en changer le déroulement que nous-même face à un film au cinéma.
L’enfance d’Hercule, qui deviendra le héros que l’on connaît, a nous est racontée par Pindare et Théocrite. À la naissance, il combat les serpents et fait l’admiration de tous les adultes, dont sa mère, aimante et attentive. Hercule commence très tôt sa carrière de futur héros immortel simplement parce qu’il est recommandé et protégé par les dieux et que son destin doit se réaliser. Pour l’ensemble des pédagogues et des psychologues de l’enfance du XXe et XXIe siècles, l’adulte à venir se conçoit dans l’enfance, et si tous les enfants ne tuent pas des serpents dans leur berceau, tous ont cette merveilleuse aptitude à imaginer qu’ils le font et tous ont l’incroyable liberté d’avoir vécu dans leur imagination une première vie de héros avant de le devenir ou non. Hercule vivait à l’époque des dieux sur Terre, où chaque objet, chaque souffle de vent et chaque pierre pouvaient être habités. La vie était partout et la distinction entre l’animé et l’inanimé était floue. La rationalité a progressivement pris le pas sur le monde magique, mais nous avons gardé pour nous l’incroyable don d’animer chaque objet de notre quotidien par la force de notre esprit, et à ce petit jeu, les enfants nous dominent largement, et c’est tant mieux. Piaget, Vygotski et tant d’autres observateurs ont constaté que très tôt, l’enfant fait jouer son imagination, et qu’elle est aussi indispensable au développement de l’enfant que la présence de ses parents ou le langage. Cette imagination connaît son pic d’activité dans la première enfance, lorsque la rationalité scolaire ne joue pas encore les contre-pouvoirs bien naturels et tout aussi nécessaires selon un schéma bien connu maintenant.
Chez le bébé et le jeune enfant, le droit à l’imaginaire n’est pas sous-tendu par le droit au plaisir, mais par le droit à l’apprentissage. Il est essentiel à la mise en place des outils qui permettront les acquisitions futures. L’enfant naît avec moins d’un dixième de ses neurones connecté, ce qui donne à voir l’extraordinaire plasticité de son cerveau ! Certes, il lui faudra apprendre à manger, se tenir droit, s’assoir, marcher, courir, et cela mobilisera quelques centaines de millions de connexions, mais pour le reste de cette grande plasticité, indissociable du reste des acquis physiologiques, les connexions s’établiront avec les gestes du quotidien et, pour une part non négligeable, à travers la vie imaginaire de l’enfant. Comme Hercule, nos enfants commencent leur vie d’hominidés intelligents dans leur berceau.
Expérience imaginaire
Là où Hercule tue le serpent et fonde sa vie de héros, nos enfants vivent mille histoires éveillés et endormis, qui fondent leur savoir et leur personnalité. Le lit est un bateau, les poupées sont des amies, on devient Maman ou Papa, on les dispute si elles font pipi, on les protège. La poupée ou le chiffon passe de l’état d’assiette à celui de petit chat en un millième de seconde, les problèmes à résoudre sont multiples, trouver un biberon, une couche, une tétine pour le baigneur… La vie du cerveau créatif n’est pas toujours facile, mais elle fait toujours fonctionner la machine à connexion de neurones, de sorte que l’on apprend assurément autant seul qu’au contact des sachants durant ces premières années, à condition de développer à côté une vie sociale et affective riche. On peut ainsi avancer – sans risque de se tromper et quels que soient les arguments fourbis par les contradicteurs – que si les enfants des pays occidentaux de moins de 2 ans passent en moyenne trois heures quotidiennes devant les écrans, on leur vole trois heures d’imaginaire constructif. On substitut au doudou malléable un objet proposant ne laissant aucune place à l’élaboration du monde imaginaire. On prend ainsi un gros risque de compétence à l’élaboration, peut-être même à la construction d’un QI maximum, comme le craignent de plus en plus de neurophysiologues.
Le complexe de Bip.
Etienne Liebig.
Michalon, 2022.