Autour de l’état
Une antipathie avec l’économie de marché ?
J’ai un pressentiment, que j’offre à la critique et au débat : la remédiation environnementale et les menaces d’épuisement qui pèsent sur l’écosystème sont incompatibles avec l’économie de marché néolibérale anglo-saxonne, telle que nous la connaissons depuis quarante ans.
L’économiste britannique Nicholas Stern (1946-), qui a dirigé la Stern Review on the Economics of Climate Change, rapport publié en 2006, a lui-même avancé que le changement climatique est la plus grande défaillance de marché que le monde ait jamais connue. À l’été 2022, António Guterres résumait ainsi les choses : « Cette cupidité grotesque punit les personnes les plus pauvres et vulnérables tout en détruisant notre planète. » L’éthologue Jane Goodall (1934-) ne dit d’ailleurs rien d’autre en avançant son postulat que l’humanité s’approche du point de non-retour, car nous nous heurtons à la pensée à court terme du gain économique, contraire à la protection à long terme de l’environnement.
Le capitalisme est le seul système économique expansionniste de l’histoire : s’il ne se développe pas, il s’effondre. Le résultat est que nous constatons et nous alimentons un système économique qui surexploite massivement les ressources et l’énergie sans répondre aux besoins humains de base.
Le lecteur pourra voir un affrontement idéologique dans cette intuition ainsi que le constat que les perturbations climatiques sont indiscutablement liées à l’emballement mondialisé de la production et de la consommation dans un modèle d’économie qui ressort, sans être universaliste, à l’économie de marché.
Pourtant, il ne s’agit pas du tout de disqualifier l’entreprise et les apporteurs de capitaux. Je n’écris pas que tout capitalisme est climaticide. L’entreprise est le lieu de création des richesses et il faut promouvoir la prise de risque et l’innovation. Mais je crois qu’il faut internaliser dans l’entreprise, comme dans les comportements des citoyens, le coût de la transition environnementale, tout en récompensant aussi les comportements vertueux. À cet égard, certaines filières économiques ne sont pas créatrices de valeur économique, mais au contraire destructrices de valeurs sociétales. C’est le cas, par exemple, de certains pans du secteur agroalimentaire.
Non régulée et mesurée par les États, l’économie capitaliste a toujours été une économie prédatrice même si elle a permis d’élever les forces productives à un niveau inégalé. L’économie de marché débridée n’est donc pas congruente avec l’effondrement de la biodiversité et les limites planétaires puisque la lutte contre le changement climatique n’est pas compatible avec la croissance infinie. La monétisation de la nature comme solution n’est donc pas tenable, car la monnaie ne peut pas mesurer l’impact environnemental. Le philosophe américain Thomas Kuhn (1922-1996) défendait le point de vue que la pensée dominante finit par céder sous le poids des paradoxes qu’elle ne peut résoudre et des écarts qu’elle ne peut combler avec l’observation et l’expérience.
En d’autres termes, je ne ferai pas le pari pascalien de la moralité ou de l’inventivité du néolibéralisme dans la perspective des défis environnementaux. Je crois, au contraire, qu’il faut ligoter l’économie de marché aux contraintes climatiques et environnementales. En d’autres termes, le combat contre les menaces environnementales viendra de l’entreprise, mais dans un cadre partenarial extrêmement strict avec les États, qui devront eux-mêmes jalonner et mettre en œuvre une planification écologique. Je crois qu’une adaptation marginale, voire incrémentale, de notre manière de produire et de consommer sera insuffisante. Il faudra des changements plus amples liés à cette planification écologique. C’est dans un cadre d’économie mixte que les solutions seront mises en œuvre et pas dans un cadre d’économie néolibérale au sein duquel l’État est disqualifié ou non respecté.
Bruno Colmant.
Une brûlante inquiétude.
Renaissance du livre, 2023.