Grand seigneur
« Croissance, Ton nom est souffrance »
Affichées sur les murs de l’usine, des maximes philosophiques du PDG Terry Gou sont considérées comme des formules saintes, symboles de l’esprit d’entreprise et d’une éthique de travail implacable :
« Croissance, Ton nom est souffrance. »
« Un environnement dur est une bonne chose. »
« Exécuter, c’est avoir intégré rapidité, exactitude et précision. »
Le système de management de Terry Gou, fondé sur son expérience de l’armée, repose sur une obéissance absolue du sommet à la base de ce qui forme une chaîne de commandement : « Il est plus facile de lever une armée d’un millier d’hommes que de trouver un général », affirme-t-il. Chez Foxconn, treize niveaux de management forment une pyramide traversée par des lignes hiérarchiques claires. Les dirigeants seniors définissent la stratégie de développement du groupe et les objectifs de profit annuels ; le management intermédiaire planifie la mise en œuvre et distribue les responsabilités tandis qu’à l’atelier les opérateurs de production travaillent sous la supervision constante de plusieurs niveaux de managers : responsables de lignes adjoints, responsables de lignes, chefs d’équipe, superviseurs, etc. Yu confirme qu’au moment de se mettre au travail les managers de premier rang obligent les ouvriers à la chaîne à répondre à la question « How are you ? » par un cri à l’unisson : « Good ! Very good ! Very very good ! »
Une longue journée de silence obligatoire, à l’exception du bruit des machines, constitue la norme. « Le bavardage amical entre collègues est assez rare, même pendant la pause, se souvient Yu. Tout le monde se précipite pour faire la queue et manger le plus vite possible. Toute conversation dans l’atelier est interdite. Sur le site de l’usine, il y a des caméras de surveillance à peu près partout. Des milliers d’agents de sécurité font des rondes dans chaque unité de fabrication et dans chaque dortoir. Les zones de haute sécurité sont nombreuses. Pour entrer dans l’atelier de l’iDPBG, je devais traverser d’innombrables barrières de portails électroniques et de systèmes de vérification. Le système d’accès est très strict. Nous n’avons pas le droit d’apporter de téléphones portables ou d’objets métalliques dans l’atelier. Si je portais un bouton en métal sur mes vêtements, il fallait l’enlever pour pouvoir entrer ; sinon [les agents de sécurité] le coupaient eux-mêmes. »
Afin d’assurer une stricte confidentialité à ses acheteurs comme Apple, HP ou Microsoft, Foxconn emploie une véritable armée d’agents de sécurité privés. Foxconn justifie ce système de surveillance par sa responsabilité contractuelle vis-à-vis de la propriété intellectuelle de ses clients, pour qui toute fuite d’« informations commerciales » peut se traduire par de lourdes pertes financières. Ainsi les multinationales de technologie font-elles peser une pression extrême sur les ouvriers chinois. Tablettes, disquettes, disques durs et outils d’enregistrement multimédia sont encore aujourd’hui strictement interdits chez Foxconn.
Le département de ressources humaines a beau insister sur « l’attention mutuelle et l’amour », les pratiques de management et la culture d’entreprise du groupe sont fondées sur la punition. Plusieurs auteurs ont examiné le style managérial taïwanais dans les usines chinoises d’exportation 18. Yu confirme : « Même quand je ne faisais pas d’erreurs sur les produits, le responsable de ligne m’accusait. […] J’ai vu une fille rester debout devant tout le monde pendant des heures pour avoir soi-disant commis une erreur. J’ai assisté à plusieurs humiliations publiques pendant mon mois de travail. »
Les responsables de ligne, sous la pression de leurs propres objectifs de production, traitent durement les ouvriers. « Si nous écoutons trop nos supérieurs, raconte un jeune responsable, nous devons maltraiter nos subalternes. Si on se soucie trop des sentiments des ouvriers, on risque de ne pas terminer notre travail. Quand il y a beaucoup de travail, on se fâche facilement. »
La machine est ton seigneur et ton maître.
Jenny Chan, Yang (autrice), Xu Lizhi (auteur), Celia Izoard (postfacière et traductrice), Alain Léger (traducteur).
Agone, 2022.