Le petit chat
Regarde le petit chat
Face à un problème, face à une difficulté, nous sommes pris en étau entre les deux seuls modèles de réponses que nous connaissons.
Le premier est l’injonction à rester calme, zen, dans le détachement. Il nous est imposé par la tyrannie de la positivité, mais il fait fi de la nature humaine. Celle-ci est pétrie de doutes, d’angoisses, de questionnements, d’émotions auxquels même les plus grands sages n’échappent pas. Elle est en permanence touchée, remuée par les expériences qu’elle traverse, qu’il s’agisse de celle du malheur ou de celle de la beauté, de la joie, de l’extase. Ce modèle de zénitude que nous posons en idéal est en réalité à la fois abstrait et totalement inatteignable. Il est de surcroît culpabilisant quand nous croyons être les seuls à échouer à rester impassibles en toutes circonstances. Mais non, nous ne sommes pas nuls, nous sommes humains…
Le second modèle relève de ce que j’appelle le capitalisme psychique, c’est-à-dire une instrumentalisation générale que nous devons nous imposer à nous-mêmes au nom de la performance. Ce modèle confond un micro et un être humain. Quand un micro grésille, soit on le répare en le démontant puis en resserrant un fil ou en changeant une pièce défaillante, soit on le jette. En revanche, quand un être humain « grésille », doute, tombe, il ne sera jamais réparé par un geste technique, mécanique, répertorié dans un manuel d’utilisation. Nous ne sommes pas des robots, nous ne sommes pas des machines. Nous ne sommes pas munis d’un interrupteur sur lequel il suffit d’appuyer pour redémarrer.
Il existe un troisième modèle, une troisième voie, mais nous l’avons oubliée. Les sagesses et les philosophies, les mythes et les religions l’évoquent. Les neurosciences la confirment. Elle repose sur une réalité : il existe en chacun de nous un élan vital qui se manifeste dès lors que nous respirons. C’est lui qui nous met en mouvement, lui qui nous fait grandir, courir, bondir. Lui qui nous donne notre allant. Il est notre remède anti-découragement. Tant qu’il est coupé de son allant, de ses ressources, de ses possibilités, l’être humain, toi, moi, ne pourra qu’aller de plus en plus mal.
L’élan vital est comme un bourgeon qui réside en nous. Il peut être tout petit, tout rabougri, mais il ne se dessèche jamais complètement : il en subsiste toujours au moins un germe. Et celui-ci est prêt à croître à condition que nous appliquions quelques règles de base, pas très éloignées de l’art du jardinage. Comme tout bourgeon, notre élan vital a besoin de lumière, de soleil, de pluie et même de vent pour nourrir la sève qui le fait grandir. Il a également besoin des nutriments que lui procure le sol, lui-même nourri par d’autres plantes, par des bactéries, par des insectes, par des champignons. Il a besoin du monde, de la réalité qui l’entoure et le soutient. En autarcie, il s’étiole et finit par mourir.
La théorie du bourgeon synthétise ces « règles de jardinage » en cinq étapes pour obtenir une plante merveilleuse, pleinement épanouie. Cette théorie, on l’aura compris, repose sur une règle élémentaire : sortir du recroquevillement sur soi, du nombrilisme que certains prônent pour atteindre l’épanouissement. Ses étapes sont un apprentissage à l’ouverture sur le monde, parce que c’est de lui seul que provient la guérison, et c’est lui seul qui nous apportera la force nécessaire pour retrouver le rythme juste en chaque situation.
Ce que je vous dis n’a rien d’extraordinaire. En réalité, il s’agit d’un savoir inné en nous, quasi instinctif, relevant de l’hygiène de vie la plus élémentaire. Mais, obnubilés par les deux modèles que j’ai évoqués ci-dessus, nous le méprisons, nous ne le réservons qu’à des situations anecdotiques.
Un petit garçon trébuche, s’écorche le genou, pleure. Sa blessure est très superficielle, mais il pleure de plus en plus fort, et plus on lui dit : « Arrête de pleurer », plus il est triste et pleure. Un petit chat passe par là. On le lui montre, il arrête de pleurer. Il est même prêt à courir derrière le petit chat qui s’enfuit. Grâce à ce petit chat, le garçon s’est à nouveau relié à l’élan de vie en lui, il a rouvert le champ de son expérience, de son existence. Sa blessure est encore là, mais elle ne l’envahit plus. Il va pouvoir la regarder, demander à sa maman ou à son papa de la soigner. Il suit le petit chat des yeux et il rit. Il n’a pas cessé de pleurer par un acte de volonté, mais parce qu’un petit chat est passé.
Fabrice Midal.
La théorie du bourgeon.
Flammarion/Versilio, 2024.