Extraits philosophiques

Surveillance

FIN DE LA VIE PRIVÉE ?
À l’ère du Web, le contrôle de l’État peut atteindre des dimensions hallucinantes. Parce que, d’une manière ou d’une autre, on l’a dit, nous confions maintenant à Internet nos pensées les plus personnelles et les plus intimes, aussi bien professionnelles qu’émotionnelles. Alors, quand, à l’aide de technologies surpuissantes, l’État décide de passer au scanner notre usage du Web, non seulement il outrepasse ses fonctions, mais il profane notre intimité, désosse littéralement notre âme, et saccage le refuge de notre vie privée.
Sans le savoir, aux yeux des nouveaux « États de contrôle », nous devenons semblables au héros du film The Truman Show29, exposés en direct au regard de mille caméras et à l’écoute de mille micros qui exposent notre vie privée à la curiosité planétaire des services de renseignement.
À cet égard, Vince Cerf, l’un des inventeurs du Web, estime qu’« à l’heure des technologies numériques modernes, la vie privée est une anomalie30 ». Leonard Kleinroc, un des pionniers d’Internet, est encore plus pessimiste : « Pour l’essentiel — estime-t-il —, notre vie privée est terminée, et il est pour ainsi dire impossible de la récupérer31 ».
D’autant que les entreprises privées, et notamment les GAFAM, cherchent aussi à en savoir un maximum sur nous en invoquant les bienfaits qu’une meilleure connaissance de nos données personnelles pourrait nous procurer, suivant le principe : « Dis-moi tout sur toi, je te servirai mieux ». Qui veut dire, en réalité : « Je te contrôlerai mieux, tu ne pourras plus m’échapper ».
Nombre de citoyens se résignent, comme une sorte de fatalité de l’époque, à la fin de leur droit à l’anonymat. Une telle indifférence à l’égard d’une de nos libertés fondamentales fait réagir le sociologue Zygmunt Bauman, qui s’écrie : « Ce qui m’effraie, ce n’est pas l’arrivée d’une société de surveillance, mais que nous la vivions déjà sans nous en soucier ». D’un autre côté, le souci de défendre notre vie privée peut paraître réactionnaire, ou « louche », parce que seuls ceux qui ont quelque chose à dissimuler cherchent à esquiver le contrôle public. Les personnes estimant n’avoir rien à se reprocher, ni rien à occulter, ne sont donc pas hostiles à la surveillance de l’État. Surtout si celle-ci, comme le promettent les autorités, s’accompagne d’un gain substantiel en matière de sécurité.
Mais ce discours — « Donnez-moi un peu de votre liberté, je vous le rendrai au centuple en garantie de sécurité » — est un marché de dupes. La sécurité totale n’existe pas, ne peut pas exister. Alors que la « surveillance totale » est devenue, en revanche, une réalité de plus en plus plausible.
Contre l’arnaque à la sécurité, constante rengaine de tous les pouvoirs, souvenons-nous de la lucide mise en garde lancée par Benjamin Franklin, un des auteurs de la Constitution américaine : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une, ni l’autre. Et finit par perdre les deux ».
Une sentence d’une parfaite actualité. Et qui devrait nous encourager à défendre notre droit à une vie privée dont la fonction principale n’est autre que de mettre à l’abri notre intimité. C’est Jean-Jacques Rousseau, le philosophe des Lumières, premier penseur à avoir « découvert » l’intimité, qui nous a donné l’exemple. Ne fut-il pas aussi le premier à se révolter contre la société de son temps et contre sa volonté inquisitoriale de contrôler la conscience des individus ?

Ignacio Ramonet.
L’empire de la surveillance.
Gallimard, 2023.

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