En souvenir
Trinh Xuan Thuan, astrophysicien de renommée internationale, me fut présenté par Jeanne, une grande et belle femme blonde de mes connaissances, dont il était tombé amoureux. À la fin de sa scolarité, lorsque la situation politique devint trop dangereuse dans son pays d’origine, le Vietnam, en particulier à Saigon où il résidait avec sa famille, celle-ci l’envoya poursuivre des études en Europe, car son intelligence exceptionnelle et les résultats brillants qu’il avait déjà obtenus à l’école française de sa ville ne pouvaient en rester là. C’est en Suisse, à l’école polytechnique de Lausanne où il atterrit d’abord, que sa vocation se révéla. Par la suite, alors qu’une partie de sa famille avait fui la guerre pour s’exiler à Paris, il s’établit aux États-Unis, où il avait obtenu une bourse pour étudier l’astrophysique au California Institute of Technology (Caltech), puis à l’université de Princeton, et se fit naturaliser américain. Professeur d’astronomie à l’université de Virginie, c’est dans cet État qu’entre deux voyages vit désormais ce scientifique de très haut niveau réclamé de toutes parts.
Thuan est un homme réservé, modeste, modéré, qui me plut d’emblée, car il a une belle âme qui transparaît dans son regard pur, dans son comportement et dans tout ce que sa personne irradie. Durant sa relation avec Jeanne, il résida plus souvent à Paris et je les invitai régulièrement tous deux à dîner dans un restaurant vietnamien du XVe arrondissement dont il appréciait la cuisine merveilleusement raffinée.
Ancienne Indochine, le Vietnam a été une colonie française jusqu’en 1954 et une petite partie de la population est restée francophone, tout au moins francophile, si bien qu’au temps de l’adolescence de Thuan mes chansons étaient diffusées là-bas. Comme il les avait aimées et qu’elles lui rappelaient les jours heureux à Saigon parmi les siens, je pris l’habitude de lui envoyer chacun de mes nouveaux albums. De son côté, bien que depuis plusieurs années nous n’ayons plus l’occasion de dîner ensemble, il continue de m’envoyer ses remarquables ouvrages de vulgarisation sur l’univers tel que les découvertes de l’astrophysique permettent de le percevoir actuellement.
C’est dans l’un d’eux que je découvris ces lignes qui me frappèrent tout en confirmant mon intuition profonde à ce sujet. Elles parlent d’elles-mêmes, tout au moins donnent à réfléchir : « L’univers est réglé avec une extrême précision. Il faut un peu plus d’une dizaine de nombres pour le décrire : celui de la force de gravitation, de la vitesse de la lumière, celui qui dicte la taille des atomes, leur masse, la charge des électrons, etc. Or il suffirait que l’un de ces nombres soit différent pour que tout l’univers, et nous par conséquent, n’existe pas… Des milliers d’autres combinaisons étaient possibles. Les physiciens les recréent en laboratoire, mais aucune n’aboutit à la vie. Ce concours de circonstances est trop extraordinaire pour que le hasard en soit seul responsable. »
J’ai lu récemment une interview de Richard Dawkins, un chercheur britannique en biologie, spécialiste de l’évolution et célèbre dans le monde entier. Il y confie qu’il ne ressent pas le besoin de trouver un sens à l’univers. Grand bien lui fasse ! Vaut-il mieux ou non se poser ce genre de question ? Je l’ignore, et cet éminent biologiste aussi, sans doute.
Avoir des interrogations métaphysiques, être plus porté à croire que l’univers en général, notre existence en particulier, auraient un sens, sans pour autant être en mesure de préciser lequel, relève moins de l’intelligence que de la personnalité globale. Les personnalités chez lesquelles la fonction « sensation » ou la fonction « pensée » mènent le jeu seront a priori portées à ne pas se soucier du sens de l’existence ou à rejeter la possibilité qu’il y en ait un, alors que les personnalités sentimentales ou intuitives, plus subjectives, intériorisées et irrationnelles, seront davantage susceptibles de se poser ce genre de question comme de s’intéresser aux diverses réponses religieuses et spirituelles qui y ont été données.
L’explication sommaire et surtout primaire avec laquelle de nombreux intellectuels occidentaux commentent leur position résolument athée porte à leur insu l’empreinte judéo-chrétienne qui influence si fortement encore une bonne partie de la pensée dominante occidentale. De brillants philosophes, écrivains, journalistes, pamphlétaires, scientifiques et autres, qui s’opposent entre eux sur tant de points, se mettent comme par miracle à parler d’une même voix quand ils justifient leur athéisme, sans se rendre compte du simplisme dont ils font preuve à cette occasion.
À l’instar de n’importe quel individu moins cultivé, ils décrètent grosso modo qu’ils ne peuvent croire en un Dieu qui permet la mort des enfants et tant d’autres atrocités, tant d’autres souffrances. Même le subtil et jamais catégorique Georges Brassens avouait ne pouvoir adhérer à l’idée d’un Créateur à qui l’on devrait ce monde cruel où les animaux n’ont pas d’autre recours que tuer pour se défendre et se nourrir. Ces remarques d’un indéniable premier degré se fondent sur le présupposé que Dieu serait responsable de tous nos problèmes, plus généralement de tout ce qui va mal sur terre.
Ce présupposé ne date pas d’hier, puisque c’est l’Ancien Testament qui pose un rapport parental entre la figure paternelle suprême que serait un Dieu anthropomorphique, omnipotent, omniscient, sévère, autoritaire, et ses créatures, assimilables à ses enfants, éprouvant à son égard un respect mêlé de crainte et lui manifestant une obéissance proche de la soumission. Bien que fondées, les exigences divines sont souvent excessives et le châtiment en cas de faute est terrible. Les notions – puériles elles aussi – d’enfer et de paradis l’illustrent. Le Nouveau Testament rapporte quant à lui que Jésus invoquait toujours Dieu comme son père – « Mon Père, mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Quant au monde catholique, il continue d’appeler le pape, représentant de Dieu sur terre, le Saint-Père.
Les gens de ma génération, et de celles qui lui sont immédiatement postérieures, élevés majoritairement dans la religion catholique, ont été habitués à recourir à Dieu et à la Vierge Marie, mère de son soi-disant fils, avec les prières dictées par ce dernier à ses disciples. Le mot « prière » est synonyme de « demande », et nous prions en effet pour demander l’amélioration de notre existence, en particulier pour la disparition du ou des problèmes qui l’assombrissent. « Notre Père qui êtes aux cieux », « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien », « Pardonnez-nous nos offenses », « Délivrez-nous du mal », « Sainte Marie, priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort »… Même ceux qui se sont détachés de la religion de leur enfance en gardent des bribes à leur insu, et se surprennent à se souvenir de ces suppliques et à les réciter tout bas avec ferveur dès qu’une épreuve pire que les autres les frappe.
Il est néanmoins surprenant que des savants ou des philosophes et autres éminents représentants de l’intelligentsia ne mettent pas en question l’image dont ils restent inconsciemment prisonniers d’une sorte de vieillard barbu tout-puissant à qui il incomberait de protéger ses enfants, de les « délivrer du mal ». Cette idée archaïque déresponsabilise en partie les êtres humains, qui ont presque toujours une part de responsabilité dans leurs malheurs, directement ou indirectement, individuellement ou collectivement. Il ne semble pourtant ni aberrant ni compliqué d’imaginer que, si le concept de « Dieu » correspond à une réalité, sa nature soit fondamentalement différente de celle des êtres humains. C’est l’homme qui a créé Dieu à son image, et non l’inverse comme l’assurent les textes chrétiens. L’islam va d’ailleurs plus loin en interdisant toute représentation de Dieu, mais tombe dans les mêmes travers que le christianisme en Lui imputant des attitudes typiquement humaines.
Françoise Hardy.
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