Patience
Une machine de guerre
On mesure l’étendue du dedans du monastère quand on retrouve son dehors. La folie du monde, son désordre, sa violence, sa brutalité, sa sauvagerie, son vacarme, sa laideur, sa puanteur, sa saleté, sa crasse, ses poubelles, ses avachissements, son laisser-aller, sa grossièreté, sa vulgarité, sa précipitation, tout cela grouille comme un enfer. Tous les sens sont agressés, l’intelligence aussi donc le raisonnement s’en ressent : c’est dans la fuite du « monde immonde », pour utiliser le vocabulaire de saint Augustin, que l’on retrouve un monde tout entier caractérisé par une tension vers. Le monastère est le lieu qui va vers.
Tout dans cet endroit va vers. Vers quoi ? Vers Dieu bien sûr. Mais pour qui, comme moi, n’y croit pas, vers quoi va-t-on ? Vers la lumière. Non pas une lumière conceptuelle, cérébrale, allégorique, symbolique, métaphorique, non, mais vers la lumière, la seule, la vraie, que d’aucuns nomment Dieu. Car la lumière est physiquement ce qui donne la vie ; que métaphysiquement certains croient que cette lumière est Dieu ne me gêne pas. Le monastère est un haut lieu conceptuel, cérébral, allégorique, symbolique et métaphorique.
Tout ce qui est vivant vit avec la lumière, vit de la lumière : de l’anguille lucifuge qui indexe son départ vers la mer des Sargasses pour s’y reproduire et mourir aux feuilles des arbres qui tombent en relation avec le raccourcissement du jour et l’augmentation de la nuit en passant par les animaux qu’une même raréfaction de la lumière conduit vers l’hibernation, le grand maître de l’univers, c’est la lumière. Sans elle, pas de vie. La mort, ce sont les ténèbres.
Très tôt, j’avais une dizaine d’années, dans l’église de mon village natal, j’ai eu l’intuition que ce que racontait la messe, mais également les cours du catéchisme, était en relation avec autre chose que ce que je voyais, ce qu’on me montrait, ce qu’on me disait. C’était, de façon intuitive, saisir la nature allégorique, symbolique du catholicisme. On me racontait des histoires, mais je n’estimais pas que c’étaient des histoires au sens : des craques. Je sentais vaguement qu’il y avait quelque chose derrière ces histoires de résurrection des morts, de vie après le trépas. Ce sont les paraboles de Jésus lui-même qui me conduisaient vers cette perception ténue.
Je croyais à cet âge que, dans les Évangiles, mourir ne voulait pas dire mourir, que vivre ne voulait pas dire vivre, que renaître ne voulait pas dire renaître et qu’un sens caché devait être trouvé, puis qu’il fallait pour ce faire chercher et découvrir. Je devinais de façon sauvage ce qu’étaient le symbole et l’allégorie.
Si d’aventure on imaginait que vivre, mourir et renaître était à concevoir de façon métaphorique, alors tout s’éclairait – si je puis dire… Vivre une vie sans spiritualité, c’est être mort ; mourir, c’est mourir à cette vie sans spiritualité ; et renaître, ressusciter en fait, c’est accéder à une autre vie, un autre étage de la vie, qui est la vie avec spiritualité.
Patience dans les ruines.
Michel Onfray.
Bouquins, 2024.