Paraître
Pour comprendre les humains, il est intéressant de les observer en situation extrême. La grande richesse en est assurément une.
Le milliardaire Tim Blixseth a fait fortune dans le bois de construction. Parti de presque rien, il est devenu rapidement un magnat du secteur aux États-Unis. À l’âge de quarante ans, ayant revendu ses sociétés, il pouvait partir en retraite. Au seuil des années 2000, sa fortune, colossale, était alors évaluée à 2 milliards de dollars, comprenant de somptueuses résidences, des avions privés, des yachts et des voitures de luxe. En tout, 105 personnes sont employées à son service pour le seul entretien de tout ce patrimoine. T. Blixseth est l’un des personnages croisés par Robert Frank, reporter au Wall Street Journal, qui a mené une enquête sur les nouveaux riches américains : une population qui a connu un véritable boom au début des années 2000 et qui forme un club de privilégiés pas si fermé que cela1. Le nombre des gens riches a en effet doublé entre 1990 et 2005, passant aux États-Unis à plus de 8 millions de personnes. Cela représente tout de même l’équivalent de la population d’un pays comme l’Autriche. Cet état imaginaire, R. Frank le nomme le « Richistan » et sa population peut se diviser en trois catégories : lower rich, middle rich et upper rich. T. Blixseth fait partie du troisième monde : celui des riches les plus riches.
QU’EST-CE QUI FAIT COURIR LES MILLIARDAIRES ?
T. Blixseth n’a rien du milliardaire clinquant. Il ne s’habille pas chez les grands couturiers, mais porte jean et tee-shirt. Il ne circule pas à l’arrière d’une Rolls-Royce conduite par un chauffeur mais prend lui-même le volant d’une de ses Bentley. Il aime se décrire comme « un type normal ». Il est surtout très occupé. Depuis sa retraite, il n’est pas resté inactif. C’est un véritable « serial entrepreneur », un manager compulsif qui a fondé plusieurs sociétés en quinze ans. Son principal succès est la création de Yellowstone Club, un lieu de villégiature pour millionnaires installé dans le Montana, avec chalets de grand luxe, station de ski et terrain de golf. T. Blixseth a aussi d’autres activités comme la gestion de sa fondation caritative ou l’animation d’une société de production musicale. Il ne se contente pas de produire de jeunes auteurs, il compose lui-même des chansons et ne se fait pas prier pour se mettre au piano en présence d’invités. Depuis qu’il est à la retraite, Tim n’a donc pas une minute à lui. Il travaille quinze heures par jour, autant que dans sa vie professionnelle antérieure. La plupart des riches rencontrés par R. Frank sont ainsi : des rentiers très actifs. Certains deviennent des business angels, investissent dans de nouvelles sociétés et aident les jeunes entrepreneurs à démarrer. D’autres se lancent dans une deuxième carrière : musique, politique, écriture ou sport. Certains rachètent un club sportif coté en bourse ; d’autres créent et gèrent leur fondation comme une entreprise.
Première énigme : pourquoi des gens qui pourraient se payer le luxe de flâner des journées entières à jouir de leurs biens éprouvent-ils le besoin de s’activer autant ? Pour une raison simple et fondamentale : les rentiers milliardaires souffrent du même mal que les chômeurs et les retraités. Retirés de la vie active, ils perdent un ingrédient essentiel de l’existence : une place dans la société. Ce n’est pas si facile de décrocher quand vous avez eu des responsabilités, un staff de collaborateurs, une ou deux secrétaires. Les millions de dollars ne suffisent pas à résoudre un besoin humain élémentaire : jouer un rôle social qui permet d’exister à ses yeux et à ceux des autres. T. Blixseth le dit à sa manière : « Il faut bien que je serve à quelque chose. »
Dans l’Antiquité grecque et romaine, les aristocrates aisés tenaient en mépris le travail, celui-ci étant réservé aux esclaves et aux gens du peuple. Mais, pour autant, les puissants se devaient d’être utiles en participant aux assemblées, en servant dans l’armée (ou au moins en la finançant), en organisant des spectacles gratuits comme les liturgies ou chorégies en Grèce ou les jeux du cirque à Rome2. Un riche digne de ce nom n’était pas un parasite. Il se devait d’être généreux et utile à sa société.
L’argent peut combler les besoins matériels et de sécurité, mais une fois ceux-ci comblés, pourquoi continuer cette course effrénée à l’activité et à l’apparat ? Parce qu’on ne vit pas pour compter sa fortune, il faut surtout compter aux yeux d’autrui. Les riches sont des gens ordinaires, qui mènent une vie extraordinaire. Mais ils sont animés des mêmes motivations et des mêmes passions que tout le monde. Et le désir de paraître, de compter aux yeux des autres, est l’un des plus ancrés dans l’esprit des animaux sociaux que nous sommes tous.
DE LA PARADE ET DE L’OSTENTATION
La dépense somptuaire représente l’autre trait le plus apparent de la richesse. L’arsenal du riche se montre assez constant au cours du temps : résidences (palais et châteaux), vêtements et bijoux, objets d’art, moyens de transport (voitures de luxe, yachts et jets privés), réceptions, voyages. Le propre de la consommation ostentatoire est plus d’« épater la galerie » que de répondre à un besoin matériel. On n’achète pas une montre Franck Muller à 200 000 euros uniquement pour avoir l’heure précise (n’importe quelle montre de bazar le fait très bien) mais pour se mettre en valeur. « Le but de la possession est de démontrer la puissance de son propriétaire3. » D’où ce paradoxe des biens de luxe appelé « effet Veblen » par les économistes : plus leur prix est élevé, plus ils attirent la demande.
Thorstein Veblen a publié la Théorie de la classe de loisir en 18994. Cette classe de loisir dont il parle est celle des rentiers, jamais si nombreux qu’au tournant du XIXe et du XXe siècle. Cette nouvelle classe se compose alors d’une ancienne aristocratie en déclin et d’une nouvelle bourgeoisie enrichie dans les affaires – banque, commerce, industrie – avec la révolution industrielle. C’est l’époque où les classes aisées se rencontrent dans les hôtels et casinos des stations balnéaires, lors de croisières sur les paquebots, dans les stations d’hiver des Alpes ou encore sur les hippodromes. En ville, on donne des réceptions qui sont l’occasion de montrer combien sa résidence est belle, la décoration recherchée, les tenues vestimentaires élégantes, la cuisine et les vins raffinés.
Les humains, mode d’emploi.
Jean François Dortier.
Sciences humaines 2016.