Alamo
Je m’étais absenté une minute à peine, le temps de retourner chercher les sacs-poubelle que j’avais oubliés. Quand je suis revenu à la caisse, un type avait fait passer son caddie devant le mien et avait commencé à déposer ses produits sur le tapis roulant. Je me suis retrouvé derrière lui, hagard et désemparé. Il m’a lancé un regard furtif, a replongé le nez dans ses courses, puis m’a regardé à nouveau.
— Oh, le caddie était à vous ?
Cette phrase expéditive était censée l’excuser. Elle signifiait qu’il n’avait pas fait attention qu’un caddie était là. Il l’avait machinalement écarté, pour faire passer le sien, en se disant que quelqu’un l’avait probablement oublié. À aucun moment son intention n’avait été de doubler quiconque, tout ça n’était qu’un malentendu sans grande importance. Tel était le message. Son caddie à lui était plein, il déposait ses courses avec application, j’ai regardé l’heure, jamais je n’arriverais à temps pour récupérer Aurore à la sortie du collège, mon rythme cardiaque s’est accéléré. Après un temps interminable, la longue file sur le tapis roulant s’est clôturée par une boîte de haricots rouges – Et en plus il aime les haricots rouges, voilà ce qui m’a traversé. Quand il a eu terminé de ranger ses courses dans ses sacs, alors que je le fixais dans l’espoir d’un signe, sinon d’excuse, au moins d’empathie, il a payé, sans même un regard vers moi, et s’est éloigné de la caisse en poussant mollement son caddie. Quelques mètres plus loin, il s’est effondré sur le sol. Trois ou quatre personnes ont aussitôt accouru, dont l’homme de la sécurité qui, malgré son gabarit impressionnant, paraissait complètement perdu. La caissière devant moi s’est mise à crier plusieurs fois de suite Stéphanie, Stéphanie, quelqu’un sait où est Stéphanie ? Elle attendait que Stéphanie arrive avant de commencer à scanner mes achats. Elle ne bougeait pas, elle se contentait de regarder le corps gisant au sol en attendant Stéphanie. J’hésitais entre compassion et irritation. Un type était en train de faire un malaise et ce malaise creusait mon retard. Tant que ce type resterait à terre, le tapis roulant n’avancerait pas et, sur le moment, je manquais de discernement pour déterminer lequel de ces deux événements était le plus grave – à vrai dire, je le savais mais n’osais me l’avouer.
Une femme a fini par arriver d’un pas rapide et déterminé, il s’agissait probablement de Stéphanie car aussitôt la caissière s’est décidée à scanner les produits sans toutefois détacher une seule seconde son regard de l’homme allongé. Il était encore étendu au sol quand je me suis éloigné de la caisse. Un groupe s’était formé autour de lui, une grappe d’individus dont chacun disait aux autres Écartez-vous, il faut le laisser respirer. Sur le parking, je me suis senti honteux de n’avoir fait subir aucune inflexion à ma trajectoire, mes projets immédiats, ma vie. Si je n’avais pas dû récupérer Aurore au collège, me serais-je impliqué un peu plus ? Me serais-je joint au groupe actif ? Rien n’était moins sûr.
Devant le collège, Aurore m’attendait en consultant son téléphone. Elle était là depuis vingt minutes au moins, elle est montée dans la voiture sans rien dire, un silence qui a résonné comme le plus criant des reproches. J’ai failli lui expliquer qu’on m’était passé devant à la caisse mais n’ai rien dit, conscient du manque de consistance de mon alibi autant que de son caractère puéril.
Fabrice Caro.
Fort Alamo.
Gallimard, 2024.