De la beauté
Des instants qui passent, il en est comme des feuilles qui réapparaissent sur l’arbre où d’autres avaient jauni avant de mourir sans retour. Le devenir inexorable qui nous emporte ne saurait être inversé ; cependant d’autres que nous connaîtront à nouveau la joie, l’amour, la tristesse et la mort que nous aurons connus. Dans cet Éternel retour, où rien pourtant ne se répète, se déroulent les drames de la condition humaine, chacun y partage les mêmes épreuves, bien que personne ne puisse vivre ce que ressent autrui. C’est au cœur de cette présence et de cette distance insurmontables, de ces répétitions et de ces fulgurations que s’exerce l’expérience poétique en nous créant une mémoire nouvelle dont les racines sont les mêmes que les nôtres.
Tous nos instants s’égrènent selon les lieux où nous vécûmes et où nous vivons ; nous passons sans cesse de l’un à l’autre, cependant, par-delà les cartes où nous pourrions les situer, ils appartiennent à un même pays dont nous ne foulerons jamais le sol, mais qui sert de théâtre à nos souvenirs réels ou imaginaires. Car l’espace, fait de là-bas et d’ici, l’est aussi d’hiers et de maintenants, il enveloppe le point où nous sommes, mais il comprend aussi tout ce qui eut déjà lieu et qui fait partie de nous-mêmes. À chaque fois que nous nous mouvons dans l’espace, un autre espace nous accompagne qui semble nous devancer en venant absorber un présent dont il s’enrichit et un passé qui l’habite.
À l’intérieur de ces cadres spatio-temporels, existent parfois des moments privilégiés qui viennent vers nous comme d’imprévisibles effluves ; un son, un parfum, le froissement d’une étoffe, une couleur ou un frêle détail fugitivement perçus nous apportent alors une bouffée d’espace-temps qui nous arrache aux horloges et aux calendriers, hors des cadres spatiaux où nous sommes rivés. Ils font revenir jusqu’à nous les résonances d’instants passés où tous les horizons du monde s’ouvrirent à nos regards.
Mais ils peuvent aussi donner naissance à des espaces-temps que nous ne connûmes vraiment jamais, en nous faisant sentir que nous sommes sur le point de nous en souvenir ; ils jettent ainsi la première pile d’un pont dont la seconde repose invisiblement sur un Non-Quand et un Non-Où que nous allons vivre en traversant les miroirs tendus par le présent.
Instants fugaces et rares où un espace se creuse dans l’étendue, où un temps vertical nous arrache au cours des choses, de tels points d’orgue existentiels naissent d’une rencontre éblouissante avec les traces par où repasse la fuite du temps. Brusquement, dans un éclair, tout revient au Même, non pour sombrer dans quelque répétition désespérante, mais pour célébrer des retrouvailles momentanément victorieuses de la mort.
Prisonniers de ces cadres de notre dépossession que sont l’espace et le temps, ne pouvant nous évader de la cage du moi, il nous arrive ainsi de recevoir malgré tout des intersignes surgis d’instants mémorables où les séparations paraissent abolies et où l’espace et le temps semblent éclore comme des graines soudain devenues fleurs. C’est en de tels moments que l’existence est vécue non plus comme une déchirure, mais comme la présence d’un «il y a» que rien ne pourra plus morceler.
L’homo faber a voulu construire des appareils capables de capter de tels moments et d’enregistrer par l’image ou par le son ces instantanés que nos modernes caméscopes permettent de revoir et de réentendre. Mais tous ces souvenirs, figés dans des répétitions immuables, ne sont plus que des fleurs séchées collées dans un herbier. Certes, les images et les sons reproduits sont « fidèles », ils peuvent même être émouvants, mais leurs représentations n’instillent pas dans le présent cet espace, cette durée, ces « retours à » qui ne sont pas ces répétitions ni ces « retours de » déclenchés par des reproductions sclérosées jusque dans leurs mouvements mêmes.
Pour précieux qu’ils puissent être, les souvenirs ainsi évoqués restent figés et leur pouvoir évocateur finit par s’émousser. En outre, c’est nous qui décidons de revoir ou de réentendre ces scènes du passé, elles ne viennent pas nous surprendre. Au contraire les moments privilégiés surgissent d’un horizon que nous ne percevons pas ; ce n’est pas nous qui allons vers eux, c’est eux qui viennent à nous d’une façon si inattendue que nous disons souvent, profondément mais sans y prendre garde : « Je ne sais pas ce qui m’arrive. »
Cette « arrivée » monte de nos racines qui, bien qu’elles soient différentes pour chaque être, s’enfoncent dans la même terre de la condition humaine dont elles tirent leurs sucs. Tout ce à quoi nous tenons, au sens concret et affectif du terme, s’élève à travers elles non pour faire grandir quelque arbre cartésien privé de sol, de feuilles et de fruits, mais pour déboucher sous le ciel où toujours se déroulent nos hiers et nos aujourd’hui.
Jean Brun.
Qu’est-ce que la beauté ?
Artémis, 2023.