Autour de la croissance
L’idolâtrie de l’économie1
Le veau d’or est vainqueur des Dieux !
Dans sa gloire dérisoire
Le monstre abject insulte aux cieux !
Il contemple, ô race étrange !
À ses pieds le genre humain
Se ruant, le fer en main,
Dans le sang et dans la fange
Où brille l’ardent métal !
Faust, acte II2.
Force est de constater, en effet, l’omniprésence de la métaphore religieuse dans le discours économique. Il suffit de lire les journaux ou les livres d’économie pour s’en rendre compte. Renouvelant le genre inauguré par Paul Lafargue, un pamphlet récent de Michel Piquemal, alias Kosy Libran, Le Prophète du libéralisme permet d’en donner une belle illustration3. L’économie y a tous les attributs du phénomène religieux. Nous savions déjà qu’elle avait ses églises (les banques), ses cathédrales, y compris dans le désert (les entreprises), ses prophètes, ses saints, ses prêtres (agents de change), ses fidèles (les actionnaires), ses martyrs, ses autels, ses sacrifices, ses miracles, ses sacrements (la communion, la pénitence, les mariages), son enfer. Nous apprenons qu’elle a aussi ses temples (la Bourse, les grands magasins : « Les grandes surfaces sont nos vallées de Canaan, regorgeant de produits que nous sommes libres d’acheter », p. 98), ses évangiles (de la consommation, p. 57), son credo (« La publicité est notre credo », p. 55), ses prières, (« Que la volonté du Marché soit faite, sur la terre comme au ciel ! » p. 68 ou « Allez en paix ! Que Dieu bénisse le Marché. Et souvenez-vous de mes paroles qui ouvrent les portes évangéliques d’une ère nouvelle », p. 103), son catéchisme, ses dogmes, ses tables de la Loi (« la loi du Seigneur », « les dures lois de la libre concurrence », « La loi naturelle du Marché, une loi céleste au même titre que la gravitation universelle », p. 35), ses fêtes d’obligation (« Qui oserait ne pas sanctifier les dates sacrées, images mêmes du bonheur que sont Noël, la Saint-Valentin, le 1er mai, les soldes d’hiver et d’été ou la fête des Mères ? », p. 58.), ses mystères, ses paradis (surtout fiscaux : « Nous ne connaissons de paradis que fiscaux ! », p. 96), ses péchés (« Ne pas consommer, ne pas faire de placements est péché », p. 21), etc.
J’ai moi-même maintes fois parlé, avec beaucoup d’autres décroissants (Jean Gadrey, par exemple), d’une religion de l’économie ou d’une « religion de la croissance ». François Flahaut lui-même parle ainsi de « l’orthodoxie économique dont les États-Unis constituent, en quelque sorte, le Vatican4 ». Certes, cette utilisation est d’abord métaphorique ; or, comparaison n’est pas raison, et la métaphore n’implique pas l’identité. Pourtant, son insistance, sa diffusion, sa pertinence au regard des pratiques de nos contemporains sont troublantes. Dans le même temps, il faut reconnaître que règne une certaine confusion : Est-ce l’argent, est-ce le marché, est-ce la croissance qui remplacerait Dieu ? Ou bien y a-t-il plusieurs dieux ? Ses victimes, ses sacrificiés, ses martyrs, sont-ce les patrons en difficulté, les rentiers en période d’inflation, les salariés en tout temps ou les licenciés au chômage ? Un certain flou est inéliminable, parce que cette énergie qui serait la source du sacré s’investit dans les formes les plus diverses.
Serge Latouche.
La décroissance et le sacré.
Rivages.