Extraits philosophiques

Changer le monde

Papin et Watt, libérateurs des esclaves ?
Cette énergie à profusion, c’est la véritable cause de la hausse de notre pouvoir d’achat. En tout bien tout honneur, elle a procuré à chaque Occidental la puissance mécanique d’une armée d’esclaves (plusieurs centaines à plusieurs milliers), qui exploitent désormais les ressources de la planète à un prix ridicule. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer l’énergie de nos pauvres muscles avec ce que les moteurs nous fournissent quotidiennement sans jamais ronchonner ni se mettre en grève.
Imaginons un homme escaladant le mont Blanc depuis Chamonix, à la seule force de ses jambes. À l’issue de cette modeste ascension de 3 800 mètres de dénivelé, il aura fourni une énergie mécanique de 0,7 kWh environ2. Pas même un kilowattheure ! Ridicule ! Grotesque ! Si nous imaginons qu’il ou elle met deux jours pour faire cette ascension, cela signifie qu’une paire de jambes en plein effort peut fournir au maximum 0,3 à 0,4 kWh par jour, soit l’énergie nécessaire pour utiliser pendant 3 à 4 heures une ampoule de 100 watts. Et il y a fort à parier que cette ascension ne pourrait pas être renouvelée 180 fois dans l’année…
Si maintenant nous imaginons qu’il s’agit non d’un esclave, mais d’un salarié payé au SMIC (environ 9 euros par heure hors charges), travaillant 8 heures par jour, et que les charges ajoutent 20 % à son salaire brut, alors nous allons payer le kilowattheure mécanique environ… 200 à 300 euros.
Quittons maintenant les jambes pour les bras : pelleter 2 à 3 m3 de terre en une journée, ce qui n’est déjà pas à la portée de n’importe qui, restituera une énergie mécanique d’environ… 0,02 kWh (si la terre est remontée d’un mètre). Ridicule ! Risible ! Pitoyable, même ! Des biceps saillants pleins de tatouages sont tout juste capables de fournir de quoi faire briller une ampoule de 20 watts pendant une heure !
Si notre manœuvre au travail est payé au SMIC, le kilowattheure mécanique passe alors à plus de 4 000 euros. Dit autrement, l’équivalent « physique » de 2 à 3 mois de salaire, c’est 1 kWh ! En comparaison, avec un moteur utilisant de l’essence à 1 euro le litre, le kilowattheure mécanique coûte quelques dizaines de centimes. L’utilisation d’électricité (qui dans le monde est produite aux deux tiers avec du gaz et du charbon) nous amène à la même valeur.
La conclusion proprement ahurissante à laquelle nous parvenons, c’est que, pour tout travail mécanique, cela coûte mille à dix mille fois moins cher – et parfois même cent mille fois moins cher – d’utiliser un moteur que de recourir à du travail humain payé avec des salaires occidentaux. Même avec les « salaires de misère » octroyés dans les pays émergents, la machine reste considérablement plus compétitive que l’homme. Soit dit en passant, la mondialisation devient une conséquence attendue dans ce contexte. Avec un facteur 100 à 10 000 entre le coût du travail humain et celui de l’énergie fossile, aller chercher du travail moins cher de l’autre côté de la Terre est quasiment toujours une affaire rentable, quelle que soit la quantité d’énergie nécessaire pour transporter ensuite les marchandises.
La voici donc, la vraie raison du confort matériel dont nous bénéficions tous, tous les jours : les « esclaves énergétiques » ! S’il fallait fournir avec du travail humain les 60 000 kWh qu’un Français utilise directement ou indirectement chaque année pour tous ses usages (chauffage, transport et fabrication de tout ce qu’il consomme), chacun d’entre nous se retrouverait à la tête d’une armée de plusieurs centaines voire de plusieurs milliers d’« esclaves ». Même dans les pays dits « émergents », chaque citoyen a déjà à sa disposition l’équivalent de plusieurs dizaines à plusieurs centaines d’esclaves, ce qui le met très au-dessus de n’importe quel paysan européen d’il y a deux siècles.
L’accès à l’énergie extracorporelle, c’est-à-dire essentiellement aux combustibles fossiles (qui représentent 80 % de l’approvisionnement énergétique de l’humanité), a donc multiplié par plusieurs centaines le potentiel d’action de l’homme sur son environnement. La vraie raison de l’augmentation de notre pouvoir d’achat est bien là, et non dans le génie des économistes qui, limité aux seules activités accessibles sans énergie de masse (l’agriculture manuelle, un peu d’artisanat, le commerce et le personnel de maison), n’aurait pas produit les mêmes résultats.
Les autres consommations croissantes de ressources deviennent alors une conséquence logique de cette profusion pétro-gazo-charbonnière : plus il y a d’énergie disponible, plus on peut extraire rapidement des choses de l’environnement – qu’il s’agisse de plantes, d’animaux, de minerais, de roches ou d’eau – et en faire des objets, des aéroports et bâtiments scolaires aux réveils et aux brosses à dents. Tant que l’on ne bute pas sur des limites de stocks, comme c’est déjà le cas pour les poissons et commence à l’être pour les forêts, les flux extractifs de toutes sortes suivent la consommation d’énergie, presque par définition pourrait-on dire.
Cette évidence vient du reste alimenter une réflexion qui peut paraître iconoclaste : la mise à disposition d’une énergie gratuite et illimitée, parfois évoquée comme une solution idéale dans les débats, provoquerait probablement un sacré bazar, au lieu de garantir le salut de l’humanité ! Comme il paraît douteux que la nature humaine change en cas de découverte technologique miraculeuse, avec un accès à l’énergie « infinie », nous pourrions modifier notre environnement sans aucune contrainte. Cet océan nous gêne ? Allez hop, on le fait évaporer ! Cette montagne aussi ? Arasée, la montagne ! Nous voulons un mur de 100 mètres de haut pour nous séparer du voisin ? Pas de problème, il est construit dans la nuit ! Certes, nous n’aurions plus de problèmes d’énergie, mais il est probable que nous en aurions quelques autres…

Jean-Marc Jancovici.
Changer le monde.
Calmann Lévy, 2011.

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