Sciences et idéologie
Il est éloigné le temps où, dans l’enseignement secondaire, les sciences étaient le parent pauvre. Aujourd’hui, elles sont devenues essentielles à la formation : d’une part, elles constituent l’enseignement de “base” dans bien des filières, et d’autre part, on leur attribue une valeur humaniste. De plus, le “rénové” répand l’usage de les aborder d’un point de vue global, en reliant leur apprentissage à l’étude d’autres problèmes de la société. Par la pédagogie du projet, elles peuvent être intégrées à un cadre plus général. Cette revalorisation de l’enseignement des sciences était nécessaire dans une société basée sur les sciences et sur les techniques.
Mais, donnant des cours de philosophie de l’éducation à de futurs enseignants des sciences, j’ai pu constater que beaucoup de professeurs de ces disciplines s’imaginent toujours – et ils ne sont d’ailleurs pas seuls, car ce point de vue est partagé par beaucoup de leurs collègues plus “littéraires” – que l’enseignement des sciences est “pur” de toute contamination idéologique : ce serait la transmission de connaissances “objectives, universelles, pures, fondamentales”. En cela les cours de sciences différeraient de ceux de français, d’histoire, et évidemment de religion et de morale, empreints, eux, de biais idéologiques.
Pourtant, les professeurs de sciences véhiculent dans leurs cours une vision du monde et celle-ci est évidemment idéologique.3 Affirmer que l’enseignement des sciences véhicule des idéologies, ce n’est pas formuler un reproche ; en effet, dans la mesure où l’on enseigne, on transmet toujours un certain contenu idéologiques. Mais, comme les sciences sont souvent présentées et ressenties comme neutres, leur enseignement mérite un examen plus particulier, de manière à discerner avec précision comment il véhicule un contenu idéologique. Les anecdotes qui suivent sont éclairantes à cet égard.
Avec les maths modernes, plus d’idéologie ?
Des étudiants en mathématiques étaient réunis en séminaire. L’un d’eux avait expliqué que, dans le temps, l’enseignement des mathématiques était souvent pénétré d’idéologie, notamment à travers les exemples choisis. Ainsi montrait-il comment un manuel des années 20 intégrait les élèves à la bourgeoisie commerçante grâce à des exemples liés aux prêts à intérêts, aux calculs d’escompte, aux investissements, aux achats et aux ventes. Puis, choisissant un manuel utilisé vers les années 40 dans les écoles des Frères des Ecoles chrétiennes, il avait montré comment les exemples parlaient alors d’ouvroirs, de charité, d’aide aux missionnaires, etc. ! Et il terminait son exposé en indiquant que, heureusement selon lui, aujourd’hui – notamment grâce aux mathématiques modernes – l’enseignement était devenu plus neutre et plus objectif. Son voisin prit alors un des manuels de mathématiques modernes dont on venait de vanter la neutralité et en présenta la couverture aux autres participants : on y voyait deux diagrammes de Venn, ces sortes de cercles plus ou moins ovales qui désignent des ensembles. Un des ensembles était celui des garçons : un pilote d’avion, un directeur à son bureau et un maçon. Le second montrait l’ensemble des filles : l’une d’elles poussait une voiture d’enfant, l’autre était infirmière et la troisième était dactylo. Et l’étudiant de commenter : “heureusement avec les mathématiques modernes on ne transmet plus d’idéologie !”
En prise sur les “nécessités de la gestion” ?
Je me souviens aussi d’une session de recyclage organisée pour des enseignants des sciences. J’y avais fait un bref exposé des problèmes pratiques et épistémologiques liés à l’expertise. Un des participants le prit comme une attaque contre les experts et protesta. Il me reprocha de mêler questions idéologiques et questions scientifiques. “D’ailleurs, ajouta-t-il, nous ne sommes pas là pour faire de l’idéologie mais pour enseigner des sciences objectives ; et puis notre métier c’est quand même d’apprendre aux étudiants à faire confiance aux sciences, et par conséquent il ne faut pas mettre en question le rôle des experts”.
Ce participant ne se rendait pas compte de l’ambiguïté et des contradictions de sa position : d’une part, il se donnait comme idéal professionnel la défense (idéologique !) des sciences, des scientifiques et des experts ; et d’autre part, il prétendait que son travail était de transmettre un savoir objectif, séparé de toute idéologie.
Le point le plus significatif de l’anecdote est sans doute cette conscience double, si fréquente chez les professeurs de sciences. D’une part, ils croient transmettre un savoir neutre et objectif ; et d’autre part, ils estiment avoir une mission, celle de propager les sciences et une vision de la société qui donne à celles-ci une place adéquate.
Ces quelques exemples suffisent à faire percevoir que l’enseignement des sciences est un lieu idéologique extrêmement actif. Il l’est probablement d’autant plus que ni les élèves, ni leurs professeurs ou leurs parents ne sentent le besoin d’une approche critique face aux sciences. Un cours de morale, de religion, de français, d’histoire ou de géographie suscite souvent une certaine résistance, mais on ne songe pas à se défendre ni à adopter une attitude prudente face aux sciences. Il s’ensuit qu’elles sont enseignées avec un dogmatisme similaire à celui qu’on utilisait pour la religion il y a un siècle.
On peut montrer qu’il existe des parallélismes entre les approches utilisées pour enseigner les sciences à une époque, et certains problèmes sociaux contemporains. C’est ainsi qu’avec l’introduction des mathématiques modernes dans l’enseignement, on apprend, en tout cas, qu’un ensemble est constitué d’éléments dont l’individualité n’entre pas en ligne de compte ; les relations seules définissent les éléments. Au moment précis où je considère l’ensemble des moutons, je dois éviter de me poser la question de savoir si ces moutons sont blancs, noirs, brebis ou béliers ; je ne puis pas non plus m’interroger à propos de leur âge ou de leur santé.4 La seule chose qui compte à ce moment est de savoir que ce sont des moutons et que, donc, ils appartiennent à cet ensemble. Cette approche conditionne à un degré d’abstraction où seules comptent les relations structurelles, indépendamment des caractéristiques individuelles des éléments.
En parallèle, on peut se demander comment on pourrait éduquer des enfants à s’adapter à une société gérée “rationnellement”, c’est-à-dire à entrer dans des organisations où les fonctions et les rôles sont définis de façon à pouvoir être remplis par n’importe qui, quels que soient son sexe, son âge, ses problèmes affectifs ou personnels, etc., à la seule condition qu’il puisse accomplir la tâche déterminées par la structure organisationnelle. Comment pourrions-nous apprendre à des enfants à ne pas considérer les caractéristiques personnelles, pour ne tenir compte que des structures et des relations ? De ce point de vue, l’apprentissage, dès l’école primaire, des mathématiques modernes et de la théorie des ensembles peut paraître une bonne solution. Etrange coïncidence, n’est-il pas ?5
Gérard Fourez.
Pour une éthique de l’enseignement des sciences.
EVO, 1985