Deux soeurs
Si l’on imaginait le paradis terrestre sous la forme d’un village, ce serait Saint-Sorlin.
Le long des rues pavées qui dévalaient la pente douce jusqu’au fleuve, chaque façade constituait un jardin. Pendant que les glycines suspendaient leurs lampions mauves aux étages, les géraniums flambaient aux fenêtres, la vigne illuminait les rez-de-chaussée, les digitales fusaient derrière les bancs, tandis que des brins de muguet pointaient entre les pierres, compensant leur taille menue par un puissant parfum.
À qui le traversait, Saint-Sorlin-en-Bugey donnait le souvenir de n’avoir qu’une saison : le mois de mai. La fleur y abondait, vive, drue, insolente, réduisant les maisons à des supports. Sous un ciel bleu et naïf, une conspiration de roses envahissait les murs, des roses roses, dodues, épanouies, plus mûres que des fruits mûrs, vibrantes, prospères, exhibant une chair de pétales qui appelait les caresses ou les baisers, des roses noires, pudiques et empourprées, des roses rouges, sèches et sveltes, des roses jaunes aux fragrances de poivre fin, des roses orange, muettes sans odeur, des roses blanches, effarouchées, éphémères, trop vite déçues, déjà oxydées. Ici ou là, tels des sauvages venus camper en ville, de minces églantiers au feuillage grenu présentaient des boutons rubescents dont les habitants tiraient de la confiture. Bordant la margelle du lavoir, d’épais hortensias parme gratifiaient les lieux d’une respectabilité bourgeoise. De l’église Sainte-Marie-Madeleine aux rives du Rhône, la végétation extravaguait à Saint-Sorlin.
Place de la Halle, cheminait Lily Barbarin, une dame âgée dont le charme s’accordait aux coquettes ruelles. Souriante, fluette, le teint délicat, le nez précis, les yeux clairs, elle offrait l’effigie de la bonté. Si Saint-Sorlin figurait le paradis, à coup sûr Lily incarnait la grand-mère idéale ! Bienveillante, soucieuse d’aider ses concitoyens, elle paraissait faire de la vieillesse un effacement poli mêlé d’altruisme. Pourtant, la vie aurait dû la mener à la haine, la cantonner au ressentiment. N’avait-elle pas été harcelée durant des décennies ? N’avait-elle pas été dédaignée, malmenée, trahie, détestée ? Et surtout, n’allait-elle pas, le lendemain, comparaître en justice pour meurtre ?
De même que le bourg à l’aspect idyllique avait abrité son lot de rancœurs, de jalousies, de crimes, de même sous son masque lisse et frais, la vieille dame avait côtoyé l’enfer. En avait-elle franchi les portes ? Avait-elle commis l’impardonnable ?
Son accusateur, Fabien Gerbier, l’observait depuis son atelier de cordonnerie. Massif, haut, le sourcil contracté, l’œil noir, il abattait son marteau sur les semelles avec une violence qui visait Lily Barbarin. Malgré l’âge de la dame, sa fragilité et la présomption d’innocence, il estimait intolérable qu’elle vaquât en liberté et attirât l’indulgence de ses contemporains. C’était lui qui avait émis des soupçons, lui qui avait motivé les gendarmes, remué les policiers, enclenché une procédure judiciaire, lui le responsable du bracelet électronique qui enserrait sa cheville, les autorités laxistes n’ayant pas voulu l’incarcérer avant l’audience.
Demain, Fabien Gerbier se rendrait au procès à Bourg-en-Bresse. Demain, il assisterait au spectacle de la justice en action. Demain, on saurait enfin.
Depuis des semaines, à table, les Saint-Sorlinois se plaisaient à conter aux étrangers ou aux amis de passage l’histoire de Lily Barbarin. Ou plutôt l’histoire des sœurs Barbarin, car, quoiqu’une seule survécût, on ne pouvait parler de l’une sans évoquer l’autre.
Éric Emmanuel Schmitt.
La vengeance du pardon.
Albin Michel, 2017.