Lire et écrire
À cinq ans et demi, j’ai passé un contrat avec mon père.
Premier compromis d’une longue et fructueuse série, j’ai accepté de ne plus sucer mon pouce en échange d’un aller-retour à la capitale. Pourtant, c’est ma mère qui m’a emmenée – dans mon souvenir en tout cas il n’y a qu’elle et moi au moment où elle s’est arrêtée net devant une façade, dans le quartier de Notre-Dame, et m’a fait déchiffrer l’enseigne de Shakespeare and Company. C’était l’année où nous portions chacune un manteau en faux léopard, celui de ma mère était lourd et beau, avec une doublure de satin grenat dans laquelle souvent elle m’enveloppait, me faisait un tipi dans le vent froid, et moi j’avais identique mon petit manteau doux, avec la capuche à oreilles, quand ma mère me prenait dans son manteau en rabattant les deux pans sur moi je me sentais un animal venant se blottir dans les jambes de son aîné, les taches éparses de nos deux fourrures se mêlaient, j’étais sa petite fille léopard, donnant la main à ma mère hollywoodienne, rouge glamour, épaules solides, marchant comme une reine – toutes les deux, ce jour-là, nous sommes entrées dans la boutique du même pas, et bien sûr que je me rappelle tout. J’avais toujours su confusément que cet endroit existait, sa présence avait flotté quelque part dans la rivière de paroles de ma mère, c’était l’endroit d’où nous étions, the place we belonged ta, nous appartenions là, c’était le verbe anglais qu’elle utilisait chaque fois pour décrire les lieux qui comptaient, quand elle parlait, elle naviguait à vue entre les deux langues, cherchant celle qui posséderait le mot le plus précis pour son émotion, inventant pas à pas un volapük chantant qui était ma vraie langue maternelle. Shakespeare and Company, elle m’en parlait tout le temps, nous avions un croquis de la façade encadrée dans le salon de notre maison, exactement comme un portrait d’aïeux, à côté des portraits d’aïeux en vérité -le beau visage rond de sa grand-mère, un grand -oncle mort enfant dont je ne savais rien, et puis ce dessin d’une librairie lointaine, comme celui d’une propriété de famille que nous aurions possédée, un petit acre à nous, un domaine, et alors ce jour où j’y mettais pour la première fois les pieds, je me sentais soulagée de pouvoir passer ma main sur les rayonnages et m’assurer enfin de leur réalité. C’était la sensation la plus forte que j’avais jamais éprouvée, en cinq ans et demi d’enfance – j’avais retrouvé le vaisseau qui m’avait amenée sur terre, et quand ma mère m’a soulevée du sol à bout de bras pour me montrer sur les étagères les plus hautes et les plus larges les minces matelas sur lesquels les expatriés américains désorientés pouvaient venir dormir s’ils en avaient besoin, tout m’a paru parfait.
C’était évident qu’il faudrait pouvoir dormir entre les livres, qu’il n’y aurait pas de frontière entre la vie quotidienne et les pages, à la maison ma housse de couette représentait aussi des livres, de tout petits livres alignés sur des dizaines et des dizaines d’étagères, leur 1 tranche ne dépassant pas un centimètre – alors bien sûr, bien sûr qu’on pouvait dormir là, dans une librairie. Il y avait un puits à souhait aussi, c’était vraiment parfait, ma mère et moi aimions beaucoup faire des vœux et allumer des cierges dans les chapelles vides, lancer des pièces par-dessus notre épaule l’n croyant simplement à la chance, et nous avons jeté de la petite monnaie au centre du trou creusé dans le sol et évidemment j’ai souhaité vivre là, j’aimais tout, l’odeur de sable mouillé des cigarettes et les échelles coulissantes en bois, les modulations accentuées et l’arrogance intellectuelle des vendeuses cosmopolites, le petit salon à l’étage avec les fauteuils en velours, oui, tout était vraiment parfait, je commençais déjà à faire des plans dans ma tête, je m’installais, j’étais à ça d’enlever mes chaussures et de simplement prendre possession de ma demeure enfin retrouvée – mais comme si elle lisait dans mes pensées alors ma mère m’a dit, dans un souffle, c’est merveilleux, hein, mais on ne peut pas. Oh, j’ai cru que j’allais tomber dans les pommes. Je serrais les poings dans mes manches fourrées. Debout près de moi, ma mère levait les yeux vers les livres, les lèvres entrouvertes, interdite, heureuse, comme on voit parfois certains touristes dans les musées regarder les chefs-d’œuvre. C’était sa façon de se recueillir, comme si elle avait pu construire une banquette dans sa tête et s’y asseoir pour être plus confortablement assise, n’importe où et n’importe quand.
Et puisque j’étais sa petite fille, son copycat très sérieux, son assistante miniature et son élève, je me suis recueillie aussi, devant les murs bien remplis de Shakespeare and Company qui n’était pas, comme elle me l’expliquerait plus tard, la véritable librairie de Sylvia Beach qui était notre héroïne puisqu’elle avait publié Monsieur James Joyce, mais une autre, une nouvelle, déplacée de quelques rues, et renommée ainsi en l’honneur de la première, des années plus tard. J’étais bien, ce jour-là, main dans la main avec ma mère à cet endroit du monde qui était pour nous, même si nous ne pouvions pas rester, parce que pour avoir le droit de dormir là il fallait être jeune et américain et expatrié, trois mots extrêmement abstraits pour moi à l’époque, et aussi parce que nous ne pouvions pas abandonner mon père, a dit Maman. Parce qu’il mourrait de tristesse et de faim sans nous, et je savais que c’était vrai. Alors nous sommes rentrées le retrouver – sur les berges de l’île Saint-Louis, un grand léopard et un petit, très heureux, confiants, avec tous les livres encore à lire.
Julia Kerninon.
Une activité respectable.
La Brune au rouergue, 2017.