Autour du cirque
LA BELLE INCENDIAIRE
C’était un soir d’hiver, j’avais vingt ans, je marchais dans la rue. J’étais à la recherche d’un restaurant et j’allais croiser une jeune femme brune très belle. Or moi qui n’ai pas de culot et qui n’ai jamais agi de cette façon-là, je l’aborde et je lui demande où elle va. Ma question l’étonne, mais elle me fait un grand sourire en disant : « Je vais dans un théâtre écouter de la musique. Et j’ai deux places. Si ça vous dit, je vous emmène avec moi. » Et moi, je l’ai invitée à dîner. Après le restaurant, on est partis assister au concert.
À la fin du concert, j’ai pris la main de la jeune femme et on est sortis du théâtre. On a fini la soirée assis sur un banc. On ne se quittera plus pendant vingt ans. Je venais de rencontrer Lydie Dattas qui deviendra ma femme et, quelques années plus tard, un des plus grands poètes de langue française.
« J’ai marché dans la neige sans nuire à sa beauté. »
« Je salue les lys blancs qui seront sur ma tombe. »
« Comme, oh, désespéré le chant du rossignol… »
« Lorsque j’ai essayé la couronne d’épines… »
« Mon cœur agenouillé sous le magnolia blanc… »
« Comme au pied de l’autel la sublime agonie des roses… »
« J’ai mis mon cœur entier dans tout ce que j’ai fait. »
« Lorsque je ressemblais trait pour trait au printemps… »
« J’ai caché ma beauté loin du regard des hommes. »
« Lorsque revient le temps imparable des larmes… »
« Je dévie les regards qui se posent sur moi. »
« Les anges ont préféré ma tristesse à vos joies. »
« J’ai quitté la beauté sans un regard pour elle. »
« Dieu ne sait que les pas qui nous mènent vers lui. »
« La reine que je suis s’humilie devant Dieu1. »
1. Lydie Dattas, Le Livre des anges, Gallimard, 2003.
LA QUESTION
J’ai passé des années avec des poètes exceptionnels, Lydie Dattas, Jean Genet, Jean-Marie Kerwich, Dominique Pagnier, Christian Bobin et Jean Grosjean. Si je me suis mis à écrire des poèmes, ce n’est sûrement pas le fruit du hasard. Mais, dans ma vie, il y a d’abord eu ma rencontre avec Lydie. Elle m’a pris par la main. C’est elle qui la première m’a ouvert les yeux sur un monde dont j’ignorais tout.
Elle m’a montré ce qu’il y a de plus beau en littérature, en musique et en peinture. Mais j’ai très vite éliminé certains de ces arts. J’ai commencé par la peinture. Bien sûr, j’ai été impressionné par quelques toiles, mais ça ne me serait jamais venu à l’idée de traverser tout Paris pour voir une exposition de peinture. Mais j’ai aussi éliminé les romans. Quand je lui ai dit : pourquoi trois cents pages pour dire ce qu’un poète exprime en dix lignes ? Elle ne me répondait pas. Elle me regardait en souriant. La musique, je l’ai éliminée aussi. Je n’ai gardé que la musique baroque. Mais je fais une exception pour la musique de Maurice Ravel que j’aime beaucoup.
Lydie et Jean Genet s’étaient posé la question : avec Alexandre, on fait quoi ? On lui montre ce qu’on aime et il risque de perdre ce qu’on aime en lui, ou on le laisse comme il est ?
Est-ce que j’ai perdu quelque chose ? En grandissant dans une famille gitane qui n’avait peur de rien et en étant depuis l’enfance imprégné des proverbes de ma tribu et des pensées assassines de mon père, je ne pense pas avoir perdu grand-chose. Lydie, en me tendant la main, n’a fait que m’initier à un monde qui prendra de plus en plus d’importance dans ma vie.
Comme elle s’intéressait de plus en plus à la culture tsigane, elle s’était inscrite aux Langues orientales pour apprendre ma langue. Christian Bobin, qui deviendra mon ami quelques années plus tard, écrira dans un article : « Ils se sont donné ce qui leur manquait. »
Parmi les livres qu’elle me donnait à lire, il y avait les présocratiques. Elle disait : « Ça va te plaire. » Elle avait raison car je les ai aimés, surtout Héraclite. Dans un livre qui n’est pas d’Héraclite, j’avais lu : « Il ne faut pas que les femmes ouvrent la bouche, ce serait terrible. » Sur le moment, cette pensée m’a amusé, mais j’ai trouvé le gars pas très cohérent. D’autant que, à sa place, j’aurais dit : « Il ne faut pas que les imbéciles ouvrent la bouche, ça serait terrible. » Mais, par curiosité, je n’ai pas refermé le livre. J’ai voulu voir jusqu’où irait l’auteur.
Dans un autre livre, je suis tombé sur une pensée qui ne m’a plus jamais quitté car elle correspondait exactement à ce que je pensais : « Ne dis pas avec trois mots ce que tu peux dire avec deux. » Je crois pouvoir dire que c’est très visible dans mes poèmes.
« Le monde m’a blessé comme un animal vivant
qu’on déchire avec les mains. »
LA SÉPARATION DOULOUREUSE
La famille de Lydie était exceptionnelle. Tous ses membres avaient du talent. Le père de Lydie était premier prix de piano du Conservatoire de Paris et organiste à Notre-Dame de Paris. Il était né à Marciac, dans le Gers – d’ailleurs Dattas est un nom typiquement gascon. La mère de Lydie avait grandi dans la région parisienne, c’était une remarquable comédienne. La sœur de Lydie faisait de la peinture et son frère du dessin. C’était une famille d’artistes.
Le père de Lydie était redoutable dans la discussion. Et il avait beaucoup d’humour. Lydie avait beaucoup pris de son père. Je me souviens de la dernière discussion que j’aie eue avec lui, on parlait d’une décision politique que venait de prendre le président de la République. Quand je lui ai demandé ce qu’il en pensait, il m’a répondu : « Moi, à sa place, au lieu de faire ce qu’il a fait, j’aurais préféré manger une petite cuillère de merde. »
Le père et la mère de Lydie s’étaient connus à Londres pendant la guerre. Son père avait été fait prisonnier, mais il s’était évadé et avait gagné l’Angleterre pour continuer le combat. Après la guerre, ils sont rentrés en France et ils ont eu trois enfants. Le père de Lydie avait du travail, mais sa mère, qui avait beaucoup de rôles en Angleterre, se désespérait d’être à Paris car les rôles n’arrivaient pas.
Le père de Lydie, pour que sa femme cesse de se désespérer et par gentillesse, a décidé de revenir en Angleterre avec toute la famille, alors qu’une carrière brillante s’offrait à lui à Paris.
Le retour sera un échec total. Le père de Lydie obtiendra un emploi de professeur de musique sans intérêt au lycée français de Londres. Et la mère de Lydie se lamentait encore plus car les rôles n’arrivaient pas plus en Angleterre qu’en France. Et, pour tout arranger, les enfants, Lydie, Sylvie et Gilles, détestaient l’Angleterre. Lydie est bilingue, mais jusqu’à l’âge de douze, treize ans, elle refusera d’apprendre la langue anglaise. Plus les enfants grandissaient, plus ils voulaient rentrer en France.
Quand Lydie a eu dix-huit ans, elle est venue vivre en France. En Angleterre, pendant toute sa scolarité, elle avait été une élève médiocre, mais quand elle s’est trouvée en classe de philosophie, elle devint brillante. Elle dira : enfin une matière qui m’intéresse.
Elle s’était inscrite dans une université à Paris pour étudier la philosophie. Mais elle n’y restera pas longtemps. Plus tard, après m’avoir rencontré, elle dira : « Entre la pagaille triste de l’université et la joyeuse pagaille des tsiganes, sans hésiter, j’ai choisi les tsiganes. »
Alexandre Romanès.
Les corbeaux sont les gitans du ciel.