Autour de l’esthétique
Depuis que la philosophie existe, on peut dire que l’art a toujours été défini de la même manière. C’est là un point souligné par Hegel de manière très profonde dans ses passionnantes Leçons sur l’esthétique, un de ses plus grands livres, qui rassemble une série de cours dispensés entre 1818 et 1829.
L’idée est la suivante, et il me semble qu’ici Hegel voit particulièrement juste: au fil des siècles, depuis l’aube de la philosophie occidentale, depuis Platon et Aristote jusqu’aux temps modernes (et à vrai dire, cela vaudra même bien après Hegel), l’œuvre d’art a toujours été définie comme l’incarnation d’une grande idée, d’une grande vision du monde, de grands symboles religieux ou laïcs, de valeurs morales ou spirituelles supérieures dans un matériau sensible – le marbre du sculpteur, la pierre de l’architecte, la couleur du peintre, les vibrations sonores du compositeur, les mots du poète, etc. L’Art est donc toujours, selon Hegel, le lieu d’un paradoxe puisque l’œuvre d’art exprime de l’intelligible, du spirituel, dans un matériau qui est a priori le contraire de l’intelligible, à savoir le sensible. On exprime des idées dans de la pierre, du marbre, de la couleur, des vibrations sonores. Autrement dit, on exprime du spirituel dans du matériel, de l’intelligible dans du sensible, de l’idéel dans du corporel. Voilà le paradoxe de l’art, et c’est ce qui explique pourquoi il nous touche ou nous émeut presque physiquement, infiniment plus que la philosophie qui dit, au fond, la même chose que l’art, mais dans l’élément du concept, de la raison, et non de la sensibilité (aisthesis). Les vibrations sonores d’une œuvre musicale nous atteignent, elles touchent le corporel en nous, elles font tout simplement vibrer les tympans. D’une manière générale, l’art suscite des émotions sensibles, parfois même des mouvements du corps (par exemple, la musique appelle souvent la danse), et c’est justement ces émotions qu’on appelle la beauté. L’Art romantique dit la même chose que la philosophie ou la politique romantiques, mais il exprime ses idées, ses symboles et ses valeurs dans un matériau sensible qui les rend accessibles à tous. Il y a une très grande parenté entre la peinture hollandaise du XVIIe siècle et la philosophie de Spinoza. Reste qu’il est plus touchant, plus émouvant de contempler une toile de Peter de Hooch, d’écouter un choral de Bach, une symphonie de Beethoven ou une sonate de Schubert que de lire Spinoza, Kant ou Hegel. Il y a bien une proximité ou, pour mieux dire, une analogie entre l’histoire de l’art et l’histoire de la pensée. On peut écouter Schubert ou admirer la peinture hollandaise sans être nécessairement passé par le conservatoire ou les Beaux-arts, sans être musicologue ou peintre soi-même. En revanche, il est très difficile de lire Spinoza, Kant ou Hegel sans être plus ou moins plongé dans l’étude, sinon la pratique, de la philosophie.
Il y a là une particularité de l’art, une espèce de tension, sinon de contradiction, dont Hegel pensait qu’elle devait un jour être dépassée par la philosophie, par une dimension de la vie de l’esprit qui exprimât de manière plus adéquate, donc plus idéelle, les idées présentes dans l’art. À l’inverse de Hegel, cependant, on pourrait aussi considérer que rendre les idées touchantes, émouvantes, est justement un des grands avantages de l’art sur la philosophie.
Mais laissons là ce débat sur un éventuel « dépassement» de l’art par la philosophie et revenons à l’essentiel : si cette définition univoque de l’art comme présentation (Darstellung) ou mise en œuvre des idées dans un matériau sensible traverse bel et bien toute l’histoire de la pensée et de la réflexion sur l’art, il n’en reste pas moins qu’il existe une histoire de l’art. Pour formuler les choses simplement : étant donné qu’il y a une histoire des idées que les artistes incarnent dans du sensible, il y a forcément une histoire des œuvres qui évoluent au fil des époques et en fonction de l’évolution des idées qu’elles incarnent.
Luc Ferry.
La naissance de l’esthétique.
Flammarion, 2013.