Bonheur et présent
Nous avons déjà souligné que la qualité de conscience que nous en avons est en soi un facteur déterminant du bonheur. Plus nous sommes conscients de nos expériences positives, plus notre plaisir et notre bien-être augmentent. Acte réflexif, la conscience nous permet de « savourer » notre bonheur et, en retour, il n’en est que plus intense, profond et durable. De manière tout aussi décisive, notre bonheur est nourri par la qualité de l’attention que nous portons à ce que nous faisons. Les sages stoïciens et épicuriens de l’Antiquité avaient souligné ce point capital et affirmaient que l’instant nous faisait toucher à l’éternité. La félicité ne se goûte que dans l’instant présent. Les études scientifiques les plus récentes confirment ce fait depuis longtemps mis en avant par de nombreux philosophes et psychologues. Grâce à l’imagerie cérébrale, les chercheurs en neurosciences ont pu établir que les zones du cerveau activées lorsque nous nous concentrons sur une seule expérience sont différentes de celles activées lorsque notre esprit vagabonde ou rumine diverses pensées67. L’observation clinique a également révélé que les sujets souffrant de troubles nerveux ou dépressifs fonctionnaient le plus souvent sur le mode de la « rumination », à l’inverse des personnes affichant un notable bien-être subjectif, qui passent davantage d’une activité à une autre en étant attentives à ce qu’elles font. On a ainsi pu établir un lien entre attention/concentration et bien-être, et entre rumination/vagabondage et mal-être, tout en identifiant l’ancrage cérébral de ces états d’âme.
Diverses thérapies ont été proposées, avec des résultats très probants, aux patients atteints de troubles dépressifs en leur apprenant à vivre dans l’attention au moment présent. Parmi ces thérapies, on trouve notamment la pratique de la méditation dite de « pleine conscience », élaborée par le psychiatre américain Jon Kabat Zinn, il y a une vingtaine d’années, en s’inspirant des fondements de la méditation bouddhiste, et dont le psychiatre Christophe André est en France l’un des principaux promoteurs68. L’expérience de la méditation silencieuse permet de fixer l’attention sans la crisper, d’apaiser le mental, de calmer la ronde incessante des pensées, de se ressourcer intérieurement. Compte tenu de l’interaction entre corps et esprit, cet apaisement rejaillit à la fois sur l’organisme et sur les émotions. Des études spécifiques ont d’ailleurs été menées sur des méditants entraînés, tel le Français Matthieu Ricard qui médite plusieurs heures par jour depuis bientôt quarante ans ; elles ont révélé que ces pratiquants sont le siège d’une réaction cérébrale spécifique : leurs ondes gamma sont beaucoup plus intenses que celles des autres sujets, on observe chez eux une « meilleure synchronisation de l’ensemble de l’activité électrique du cerveau » ainsi qu’une « augmentation de la neuroplasticité, c’est-à-dire de la propension des neurones à établir davantage de connexions ».
Si la pratique régulière de la méditation peut aider à vivre en « pleine conscience », chaque expérience du quotidien peut aussi, bien entendu, être source de bien-être et produire des effets similaires. Il suffit pour cela d’être attentif à ce que l’on fait dans le moment présent : nos sensations lorsque nous préparons un repas, lorsque nous mangeons, lorsque nous marchons, lorsque nous travaillons, lorsque nous écoutons de la musique, etc., plutôt que d’accomplir ces tâches ou ces occupations en pensant à autre chose ou en laissant notre esprit errer d’un souci à l’autre. Chaque moment du quotidien peut dès lors devenir source de bonheur, non seulement par le plaisir que nous prenons à ces diverses activités, mais aussi parce que l’attention stimule notre cerveau de telle manière qu’il produit à son tour des ondes ou des substances qui accentuent notre impression de bien-être.
Nous constatons que, bien souvent, nous ne vivons pas dans le présent, mais laissons nos pensées voguer vers le passé ou le futur. Nous accomplissons plusieurs tâches en même temps. Nous ressassons divers soucis pendant que nous travaillons. Suractive, la vie moderne ne fait qu’accentuer ces tendances, d’où l’accroissement exponentiel du stress, de la fatigue chronique, de la dépression et de l’angoisse dans nos sociétés. Alors qu’une meilleure attention à ce que l’on fait, à ses sensations, à ses perceptions, au déroulé de son action, peut changer une vie.
Je ne peux cependant éviter d’apporter deux correctifs importants à ce qui vient d’être dit. Tous les ouvrages de sagesse ou de développement personnel insistent certes sur ce point capital, mais ils ne mentionnent pas un aspect complémentaire qui me semble tout aussi essentiel. Si nos modes de vie actuels favorisent la dispersion mentale, l’échappée des pensées hors du moment présent, et sont par là source de stress et de mal-être, il ne s’agirait pas non plus de tomber dans l’excès inverse en voulant bannir toute rêverie, tout vagabondage de l’esprit. Pour être équilibré, notre esprit doit certes être concentré, attentif, mais il a aussi besoin de flânerie sans but précis, au gré des humeurs, des inspirations, des associations d’idées. C’est ce que nous vivons la nuit dans le rêve, qui vient compenser notre activité diurne, contrôlée et consciente. Or il n’est pas mauvais non plus de s’accorder, à certains moments de la journée, après qu’on a été particulièrement concentré sur son travail ou ses activités quotidiennes, des moments de relâchement de l’attention où notre esprit peut flotter, folâtrer, se laisser porter par le flux des pensées qui vont et viennent. Pareille « déconcentration » est différente de la « rumination » qui consiste le plus souvent à se concentrer sur un remords du passé, une angoisse de l’avenir et accroît nos émotions négatives. Montaigne nous dit que c’est là une des principales raisons du plaisir qu’il a à monter à cheval : l’équitation rend disponible à la rêverie.
Je suis frappé de voir que nombre d’enfants souffrent de difficultés d’attention, sont hyperactifs et nerveux. Or, le plus souvent, ces enfants sont sollicités sans relâche par des stimulations extérieures : effort de concentration à l’école, omniprésence chez eux de la télé, de l’ordinateur, des jeux vidéo interactifs. Il n’y a plus de place ni de temps libre dans leur vie pour construire leur intériorité. Or celle-ci s’édifie autant par la pensée et l’éducation que par la rêverie et le jeu grâce à quoi l’enfant donne libre cours à son imagination. « Trop de sollicitations du monde extérieur inhibent l’élan créateur de l’enfant, l’empêchent de se dire, de s’exprimer et d’innover, explique la psychologue clinicienne Sevim Riedinger. Le jeu reste pour lui, malgré le monde de l’ordinateur, un support incontournable pour la construction de son être. C’est là qu’il peut savourer en toute liberté, et hors des contraintes, un espace intérieur bien à lui. Cela lui permet de faire, de défaire et de refaire sa réalité, d’absorber ses peines. Chercher des solutions plus loin et plus haut lorsque la situation est dans l’impasse. S’en distancier pour retrouver la pulsion vitale71. » Adultes, nous sommes si sollicités par l’extérieur et les nombreuses tâches à accomplir que nous fonctionnons le plus souvent, nous aussi, en mode « pensée » ou « concentration ». Nous finissons pareillement par étouffer et nous assécher.
Du bonheur.
Frédéric Lenoir.
Livre de Poche, 2015.