Et…
Et vous avez eu beau temps ?
Et. Quelle traîtrise virtuelle dans ce mot si court, apparemment si discret, si conciliant. Dire qu’il ose se nommer conjonction de coordination ! Il faut toujours se méfier de ceux qui prétendent mettre la paix dans les ménages. De ceux qui se présentent avec une humilité ostentatoire : je ne suis rien qu’un tout petit outil, une infime passerelle. Vaille que vaille je relie, j’attache, je ne m’impose en rien.
Simagrées de jaloux minuscule. Les rancœurs ont cuit à l’étouffée dans ces deux lettres faussement serviles, obséquieuses tartuffes.
« Et vous en prenez beaucoup ? » est-il demandé au pêcheur que l’on voit relancer sa ligne en vain depuis trois quarts d’heure. « Et vous n’entendez pas les trains ? » s’enquiert-on auprès de ce couple qui vient d’emménager près de la gare. « Et ce n’est pas salissant ? » interroge-t-on le propriétaire de ce coupé Alfa Romeo d’un noir éblouissant. Si vous avez le malheur de déclarer avec un peu de flamme votre amour pour Venise, vous ne serez pas surpris d’entendre un « Et ce n’est pas trop touristique ? ».
Mais la duplicité atteint son point d’orgue au retour de vacances estivales, avec ce « Et vous avez eu beau temps ? » si pernicieux qu’on s’en veut de ne pas rétorquer par l’insolence. Il faudrait avoir peut-être la morgue de Bloch, à qui le père du narrateur de La Recherche demande s’il a plu :
– Monsieur, je ne peux vous dire absolument s’il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.
Mais on sait bien. Dès qu’il a le dos tourné, cette réponse le fait taxer d’imbécillité. On est d’accord. Il n’y a rien de plus important que le temps qu’il fait. Ce pouvoir de la météo donne à nos interlocuteurs une emprise exaspérante : c’est par là qu’ils nous tiennent. Et si la nature humaine ne change guère, elle a un peu évolué sur ce chapitre. Je me rappelle avoir entendu poser la question à des voyageurs à une époque où il pouvait y avoir une vraie curiosité à cet égard, voire une sollicitude expectante. Mais aujourd’hui où les bulletins météorologiques affolent les sommets de l’audimat, où l’on détient l’ubiquité de la connaissance du beau et plus encore du mauvais temps, il est très pervers de sembler se soucier : « Et vous avez eu beau temps ? » Car vous le savez trop, j’ai eu un temps pourri. Grand bien vous fasse.
Philippe Delerm.
Et vous avez-eu beau temps ?
Seuil, 2017.