Des contes et des hommes

Ivrogne et sultan

L’IVROGNE ET LE SULTAN

Un sultan tout-puissant a du souci.
Un homme dans son royaume dit tout haut, au tout-venant, ce que le peuple pense tout bas. Il fustige à plein temps l’iniquité du sultan.
Celui-ci n’a qu’une seule envie, se débarrasser de lui.
Il convoque ses conseillers, leur demande leur avis. Ils sont unanimes: « Il faut le tuer. »
Le souverain craint les émeutes. Il cherche une solution plus prudente. Le vizir a une idée :
– Sultan du temps, cet homme est un ivrogne et la consommation d’alcool est interdite dans ce royaume. Il faut le suivre et le surveiller. Quand on le verra boire, on le saisira et tu le banniras. Ainsi tu en seras débarrassé sans créer de remous dans la population.
– Bonne idée, dit le roi. Mettez une centaine d’hommes derrière lui et celui qui nous permettra de le prendre la main dans le sac sera récompensé.
Ce ne sont pas les volontaires qui manquent.
Dès le lendemain matin, l ‘homme est suivi par un essaim d’indicateurs zélés. Ils le suivent comme son ombre et ne le lâchent pas d’un pas.
L’homme est un ivrogne mais il n’est pas fou.
Ils sont si discrets qu’il les voit immédiatement.
Les hommes le suivent nuit et jour, une semaine, deux semaines, un mois. Il n’a pas bu une goutte d’alcool. Découragés, certains abandonnent.
Un mois plus tard, l’ivrogne n’a pas bu une seule fois. Ses poursuivants sont de moins en moins nombreux. Au bout de trois mois, un seul continue de le suivre et de le surveiller.
Une nuit, le ciel est sombre, l’obscurité est dense, pas une étoile n’éclaire la voûte céleste. L’ivrogne sort de chez lui, son seul poursuivant sur les talons.
Il fait si noir que le suiveur est à moins d’un mètre de lui, de peur de le laisser s’échapper. Ils marchent rapidement l’un derrière l’autre jusqu’à la sortie de la ville et là, l’ivrogne disparaît comme par enchantement.
Celui qui le suit a beau scruter la nuit, il ne le voit pas. Il cherche partout, à gauche, à droite, en haut, en bas … et là, devant lui, un immense trou de plusieurs mètres de profondeur.
Il regarde dans le trou et voit, tout en bas, l’ivrogne accroupi, une immense calebasse dans les mains, et il boit. Il boit goulûment de la marÎssa, un alcool de dattes puissant.

L’alerte est donnée au palais et, dans les minutes qui suivent, le sultan est debout au bord du trou avec son armée au grand complet. Ils font sortir l’ivrogne et, quand il est debout devant le sultan, celui-ci s’adresse à lui:
– Tu es pris en flagrant délit. La consommation d’alcool est interdite dans ce pays et, pour avoir transgressé la loi, tu seras banni!
– Sauf le respect que je te dois, sultan du temps, tu n’es pas dans ton droit. Ton pouvoir s’étend sur toute la terre de ton royaume, pas dessous. Or quand j’ai bu de la marîssa, j’étais à plus de trois mètres sous la terre. Ta condamnation n’est pas recevable.
Le sultan est vert de rage. Il dit:
– Tu te présenteras demain matin dans la salle d’audience du palais et, si tu ne veux pas périr la tête tranchée, tu as intérêt à être là dès l’ouverture.
Une fois arrivé au palais, le sultan convoque tous ses conseillers et leur dit:
– Demain, quand l’ivrogne sera là, je demanderai à chacun de vous deux œufs. Débrouillez-vous pour me les donner.
Le lendemain matin, l’ivrogne se présente dans la salle d’audience au lever du soleil. Le sultan l’invite à se joindre aux conseillers puis il dit:
– Voici un panier. Je vais passer auprès de chacun de vous et vous demander de me pondre deux œufs. Celui qui ne s’exécute pas sera condamné à avoir la tête coupée !
Le sultan s’approche tour à tour de chacun des conseillers. Chaque fois qu’il leur demande de pondre deux œufs, ceux-ci se perchent sur une table et, cotcotcotcot, font mine de pondre avant de lui tendre deux œufs. Le sultan met le butin dans le panier.
Il fait ainsi le tour de tous les conseillers et chacun de se percher sur une table, de caqueter et de lui offrir deux œufs. Il ne reste plus que l’ivrogne. Le sultan s’approche de lui et le voit se percher, comme les autres, sur une table et hurler cocoricooo.
– Tu me prends pour un imbécile? vocifère le sultan.
– Sultan du temps, as-tu jamais vu pondre des poules dans un poulailler où il n’y a aucun coq?

Praline Gay-Para.
Contes curieux

Print Friendly
FavoriteLoadingAjouter aux favoris