Développement
Ces ouvrages se veulent simples, efficaces et pragmatiques. Seulement, ils confondent bien souvent simplicité et simplisme. Pour résoudre les questionnements existentiels les plus complexes, ils proposent des modes d’emploi, des guides d’utilisation, des recettes comportementales. Mais par quel miracle la confiance en soi pourrait-elle faire l’objet d’une recette ? Comment le bonheur (rien que ça !) pourrait-il s’atteindre en quelques étapes ? Comment l’authenticité (travail d’une vie !) pourrait-elle se réduire à un code de conduite ? « Le dernier chapitre contient toutes les informations dont tu auras besoin pour guérir cette blessure et redevenir toi-même19. » Une recette se veut rapide, efficace et facile. Proposer des recettes simples est la clé de l’attrait de ces ouvrages. La vie est ainsi réduite à un problème mécanique. L’épanouissement ne serait qu’une question de conduite et les clients, des blablacar qu’il s’agirait de mener à bon port en ayant mis le bon blabla carburant à l’intérieur. Nous ne prenons pas cette métaphore automobile au hasard, Thomas d’Ansembourg explique que l’individu peut se trouver « affectivement » dans trois situations, en usant d’une métaphore mécanique : « Le sentiment fonctionne comme un signal lumineux sur un tableau de bord, il nous indique qu’une fonction intérieure est ou n’est pas remplie […] ; si je roule en voiture sur une route de campagne, je vais être attentif à la prochaine station que je croiserai, m’y rendre et prendre soin de mon besoin. Je me dépanne moi-même20… » C’est faire de l’homme un être purement machinal, un ensemble de rouages, où tout partirait de la conscience pour aboutir à la mise en mouvement intérieure. « Nous pouvons prendre soin de l’encrassement de notre carburateur intérieur, nettoyer nos bougies, vérifier l’allumage, et surtout nous assurer de la qualité de notre carburant21. »
Cette hypergestion mécanique et quasi militaire se traduit par tout un vocabulaire lié à la planification, à la stratégie : « plan de vie », « stratégie existentielle », « cartographie émotionnelle », « règlements de conflits » sont des expressions communes à ces traités de paix intérieure. La vie n’est plus qu’une série d’étapes :
J’ai plutôt observé que la majorité des enfants passent par les quatre étapes suivantes : après avoir connu la joie d’être lui-même, première étape de son existence, il connaît la douleur de ne pas avoir le droit d’agir ainsi, qui est la deuxième étape. Viens ensuite la période de crise et la révolte, la troisième étape. Afin de réduire la douleur, l’enfant se résigne et finit par se créer une nouvelle personnalité pour devenir ce que les autres veulent qu’il soit. Certaines personnes demeurent enlisées à la troisième étape durant toute leur vie, c’est-à-dire qu’elles sont continuellement en réaction, en colère ou en situation de crise […]. Mes nombreuses années d’observation m’ont permis de constater que toutes les souffrances de l’humain peuvent être condensées en cinq blessures. Les voici par ordre chronologique, c’est-à-dire dans l’ordre où chacune d’elles apparaît dans le cours d’une vie22.
Sans développer les cinq étapes décrites par l’auteure, nous voyons que la vie ici se scande de façon rigide selon une grille de lecture rigoureuse. Cette approche gestionnaire, commune à l’ensemble des ouvrages de développement personnel, n’est-elle pas aux antipodes de la compréhension du vivant ? N’est-ce pas vouloir figer dans du statique le vivant, c’est-à-dire le mouvant, l’évolutif, le changeant par excellence ? Ces grilles de lecture et ces formatages comportementaux offrent l’avantage illusoire au lecteur de maîtriser le cours de son existence et de contrôler les étapes de sa vie.
Par cette hypergestion réductionniste, l’individu se sent comme maître et possesseur de sa propre vie. Ce cadre lui donne l’illusion de croire qu’il peut en effet tout contrôler. Ici l’épanouissement est pensé en termes de stratégie rationnelle, de planification comportementale, de programme de conduite, plutôt qu’en termes de rencontres, d’imprévus, d’irrationalité, de hasard, de complexité humaine. Pas de place pour l’aléatoire. Or l’individu n’est-il pas sans cesse confronté à des situations de vie venant mettre en question son équilibre ou son identité ? L’application des principes cités ne peut être que rationnelle. L’irrationalité a peu de marge. Mais l’irrationalité, l’incohérence, l’affectivité spontanée ne font-elles pas tout autant partie de l’individu que la rationalité et la cohérence ? Cette vision réductionniste, mécaniste et cérébrale de l’homme convient-elle à l’individu singulier et complexe que nous sommes ? Toute mise en mouvement vers le vrai dépend-elle de la raison consciente ? La conscience est assimilée à un tableau de bord et à ses signaux lumineux. La conscience est-elle aussi simplement lisible ? Quelle part ces auteurs font-ils à l’inconscient et plus généralement à tout ce qui empêche la conscience d’avoir accès à la vérité des affects ? Autant de présupposés que ces auteurs ne questionnent jamais et sur lesquels nous reviendrons dans la troisième partie de ce livre.
Pour l’heure, nous remarquons que ces guides utilisent tous la recette de la recette : « La guérison sera complétée lorsque tu arriveras à inverser ces quatre étapes en commençant par la quatrième et en retournant à la première23. » Jacques Attali promet lui aussi le remède qui consiste à suivre les exemples et le « chemin » en cinq étapes que décrit la suite de ce livre :
1/ Comprendre les contraintes imposées à sa vie par la condition humaine, par les circonstances et par les autres. 2/ Se respecter et se faire respecter […]. 3/ Admettre sa solitude […]. 4/ Prendre conscience que sa vie est unique, que nul n’est condamné à la médiocrité, que chacun a des dons spécifiques. Et qu’on peut même, au cours de sa vie, en mener plusieurs, simultanément ou successivement. 5/ On est alors enfin à même de se trouver, se choisir, prendre le pouvoir sur sa vie. Au bout de ce chemin […] qui peut se parcourir en une heure ou en plusieurs années, on doit ressentir comme un arrachement, une désintoxication, une libération par rapport à sa dépendance antérieure24.
L’une des recettes les plus reconnues s’intitule la méthode « OSBD » de Thomas d’Ansembourg. Il est aisé de comprendre en quoi elle est un véritable leurre intellectuel, ne tenant pas la route un instant dès lors qu’on la questionne. L’auteur résume sa fameuse et désormais très célèbre méthode ainsi : « Il faut commencer par l’observation (O) puis déduire de cette observation le sentiment généré (S), ce sentiment indique un besoin (B), et demander ce qu’il est possible de faire pour soulager ce besoin, cette étape est celle de la demande : je me demande ce qu’il serait bon de faire (D). » Au lieu de dire : « Tu es en retard. C’est toujours la même chose avec toi ! On ne peut vraiment jamais compter sur toi ! », mieux vaudrait, selon cette méthode, dire : « Nous avions rendez-vous à 8h, il est 10h (O). Je me sens fâché et inquiet (S). J’ai besoin de comprendre ce qui se passe (B), es-tu d’accord pour m’en parler maintenant (D)25 ? » L’auteur fait comme s’il allait de soi de passer progressivement, linéairement d’une observation (O) à un sentiment (S), puis à un besoin (B) puis à un désir formulé (D) (une demande). Si tel était le cas, cela signifierait que les différences entre ces termes restent quantitatives. Comment penser une continuité entre eux si leurs différences s’avèrent qualitatives ? Or quel rapport de continuité peut-on établir entre une observation, un sentiment, un besoin et une demande ? L’observation, c’est voir ou connaître les choses comme elles sont ou comme elles apparaissent, indépendamment si c’est toutefois possible de la subjectivité, nécessairement partielle et partiale. L’observation suppose une forme d’objectivité. Mais ce regard « extériorisé », neutre, sur soi est-il seulement possible, étant donné que l’on est à la fois juge et partie de soi-même ?
Julia De Funès.
Le développement (im)personnel.
Humensis, 2019.