Et si…
Mais il faut aussi s’interroger sur l’autre face : pourquoi tant de philosophes se sont-ils laissé emporter par cette vague ? Pourquoi l’ont-ils accompagnée, renforcée, soutenue, au lieu de rester silencieusement à distance, ou de la critiquer vertement ? On aurait pu imaginer, en effet, que la société se bonheurisât, s’euphorisât, se focalisât sur la zénitude et la coolitude sans que la philosophie s’en mêlât. Bref, c’eût pu être autrement. Il s’agit donc de formuler quelques hypothèses pour expliquer comment, pour sa part, la philosophie en est arrivée là.
Commençons par la société, et par les facteurs les plus communément repérés pour expliquer le déferlement et l’installation de la bonheurite chronique dans les pays développés. Chacun connaissant déjà ces éléments, il suffit de les énumérer. Les massacres du XXe siècle (Shoah, Goulag, guerres mondiales) ont corrodé ou détruit la confiance dans les idéaux, dans la culture, le progrès, les sciences, voire la civilisation. Cette défiance a été encore renforcée par l’effondrement du bloc soviétique, la conversion de la Chine au capitalisme et à la fièvre consumériste.
D’un bout de la planète à l’autre, ont triomphé le repli sur l’existence individuelle, le désir de lâcher les grands horizons politiques, de ne plus se confronter aux déceptions des révolutions manquées et des lendemains qui chantent, le dégoût des conflits de l’histoire. Le désintérêt envers les affaires du monde, l’indifférence envers les sociétés à construire l’ont emporté. Laissant place à un repli sur le cocon de la maison, les petits plaisirs, les choses simples, les instants tranquilles… Le monde entier s’est mis à rêver de « déjeuner en paix » !
Les guerres ont continué, le terrorisme s’est installé, les conflits se sont aiguisés… et l’idée de fermer le poste s’est installée. Se croyant désormais impuissants face à la marche du monde, se sentant inquiets de son évolution, menacés par toutes sortes de risques, d’apocalypses, de crises, convaincus aussi qu’on ne les y prendrait plus, qu’ils ne seraient pas dupes, désormais, nos contemporains ont préféré se faire couler un bain, boire du thé vert et respirer de l’encens en lisant quelques conseils de philosophes leur expliquant qu’ils ont bien raison de profiter de l’instant.
Reste à savoir pourquoi il y eut tant de philosophes et ce qui est arrivé à la philosophie pour qu’elle abonde complaisamment dans le sens de cette absence d’histoire. Comment se fait-il qu’ait été abandonnée si rapidement, si intensément, l’idée d’une philosophie conceptuelle, logicienne, mathématicienne ou métaphysicienne, au profit d’une bouillie de conseils de vie et d’incitations au bonheur ? Qu’est-ce qui a permis l’enrôlement des philosophes par les marchands de bonheur ?
Une hypothèse vraisemblable retiendra la convergence de deux facteurs. D’une part, le net déclin des ambitions philosophiques, l’abandon progressif de leurs exigences, de leur grandeur, de leur cohérence, avec l’apparition d’une catégorie de penseurs qui ont fini par donner au public ce qu’il demande plutôt que de se préoccuper de ce qui fait problème. Installés au carrefour de la crise interne de la philosophie, de plus en plus coupée des sciences, des mutations en cours, du monde réel, et de l’emprise des moyens de communication, les nouveaux prêtres ont trouvé dans la prédication de la philo-bonheur une carrière qui leur tendait les bras.
D’autre part, la révolte elle-même est devenue un produit de consommation courante. Alors la philo-bonheur s’est fait une spécialité d’une critique sociale apparente mais absolument inoffensive. Être heureux devient possible en étant anticonsumériste, antisociété industrielle, anticapitaliste, antiprogrès, etc. Ces refus proclamés ne changent rigoureusement rien au monde réel, mais permettent de croire que l’on joue enfin gagnant. Il est désormais possible de devenir heureux : il suffit de mettre de côté tous les maux du monde. Imaginairement.
La philosophie ne fait pas le bonheur.
Roger-Pol Droit.
Flammarion, 2015.