Bienveillance
Il arrive un moment où, face à l’agressivité sommaire qui mène le monde, on éprouve le besoin de s’arrêter pour dresser le seul bilan qui compte vraiment dans une vie : la différence entre le passif et l’actif – entre ce qu’on a reçu et ce qu’on a fait pour les autres. Le passif qui a créé nos richesses intérieures et l’actif qui en découle. Ce livre est avant tout un hommage aux illuminés, anonymes ou célèbres, qui ont éclairé la route que je m’étais tracée dès l’enfance. On peut y voir aussi un examen de conscience, un état des lieux, ou, comme on dit en langage fiscal, une vérification approfondie de ma situation humaine. À un âge où, statistiquement, j’ai dû consommer les deux tiers de mon espérance de vie, il m’a paru bienvenu d’honorer mes dettes et de justifier mes investissements.
Cela dit, il s’agit là bien moins d’un brouillon de testament que d’une sorte de guide pratique, à l’intention des lecteurs intéressés par le développement de soi et des autres. Je n’ai pas vertu d’exemple, si ce n’est que je suis, comme tout un chacun, une caisse de résonance. Mais la sensibilité de cette caisse, je l’ai tant travaillée qu’elle s’est substituée depuis longtemps, pour moi, au sourd tapage du monde. Et pas seulement parce que le bruit de fond s’efface quand on travaille la forme. À l’écrit comme à la ville, je crois être resté fidèle au portrait que François Nourissier dressa de moi dans Le Figaro Magazine en juin 2000 : « Il a une vocation multiple de bon docteur, de magicien, d’enchanteur… » Un éloge subtilement narquois présentant ce trait de caractère comme une force motrice qui, si je n’y prenais garde, risquerait d’alimenter mes points de faiblesse.
De fait, à une époque où tout se radicalise – la bêtise, la ruse, la haine, l’ego, le politiquement correct et même les discours humanitaires –, la bienveillance peut apparaître comme une valeur obsolète, ringarde, inadaptée. Je pense qu’elle est au contraire la seule réponse thérapeutique à la crise morale que traversent nos sociétés. Une réponse qui, à défaut de changer le monde du jour au lendemain, lui redonne des couleurs et compense les déceptions qu’il nous inflige, tout en renforçant ce système immunitaire assez paradoxal qui s’appelle l’empathie. D’où l’urgence de radicaliser la bienveillance. Je veux dire par là : pratiquer cet état d’esprit sans peur, sans honte, sans modération et sans nuances.
Je sais bien que, sur l’échelle des valeurs à la mode, il est mieux vu aujourd’hui de célébrer la générosité ponctuelle – engagement associatif, dons défiscalisés, soutien aux victimes d’une catastrophe… – plutôt que la bienveillance de fond. À première vue, on pourrait croire que, si la première est une vertu sur laquelle tout le monde s’accorde, la seconde s’apparente à une forme de condescendance, de charité ostentatoire. Voire, si l’on s’en tient à la définition des dictionnaires, une « disposition favorable envers une personne inférieure ». Jusqu’au XVIIIe siècle, nous précise Le Robert, être bienveillant signifiait simplement vouloir du bien à quelqu’un. Pourquoi alors un tel glissement, une telle méfiance, une telle présomption de mépris dissimulé sous une fausse indulgence ? L’un de mes profs de philo en accusait la Révolution française, qui voulut voir dans la bienveillance un comportement d’Ancien Régime dont il fallait faire table rase. Ainsi l’égalité de principe et la lutte des classes devaient-elles avoir raison de cette « domination déclinée en feinte gentillesse » que stigmatisait Robespierre.
Je préfère revenir à une définition plus juste et moins suspicieuse : contrairement à la démagogie dont parlait le révolutionnaire ci-dessus, la bienveillance est un sentiment qui nous dépasse et nous transcende, tout en nous offrant le plaisir gratifiant de placer parfois, même sans raison objective, l’intérêt d’autrui au-dessus du nôtre.
Didier Van Cauwelaert.
La bienviellance est une arme absolue.
Humensis, 2019.