Panthère
Je l’avais rencontré un jour de Pâques, au cours d’une projection de son film sur le loup d’Abyssinie. Il m’avait parlé de l’insaisissabilité des bêtes et de cette vertu suprême : la patience. Il m’avait raconté sa vie de photographe animalier et détaillé les techniques de l’affût. C’était un art fragile et raffiné consistant à se camoufler dans la nature pour attendre une bête dont rien ne garantissait la venue. On avait de fortes chances de rentrer bredouille. Cette acceptation de l’incertitude me paraissait très noble – par là même antimoderne.
Moi qui aimais courir les routes et les estrades, accepterais-je de passer des heures, immobile et silencieux ?
Tapi dans les orties, j’obéissais à Munier : pas un geste, pas un bruit. Je pouvais respirer, seule vulgarité autorisée. J’avais pris dans les villes l’habitude de dégoiser à tout propos. Le plus difficile consistait à se taire. Les cigares étaient proscrits. « On fumera plus tard, sur un talus de la rivière, ce sera nuit et brouillard ! » avait dit Munier. La perspective de griller un havane au bord de la Moselle faisait supporter la position du guetteur couché.
Les oiseaux dans la charmille striaient l’air du soir. La vie explosait. Les oiseaux ne troublaient pas le génie des lieux. Appartenant à ce monde, ils n’en brisaient pas l’ordre. C’était la beauté. La rivière coulait à cent mètres. Des escadres de libellules volaient au-dessus de la surface, carnassières. Sur la rive ouest, un faucon hobereau menait des razzias. Vol hiératique, précis, mortel – un Stuka.
Ce n’était pas le moment de se laisser distraire : deux adultes sortaient du terrier.
Jusqu’à la nuit ce fut le mélange de la grâce, de la drôlerie et de l’autorité. Les deux blaireaux donnèrent-ils un signal ? Quatre têtes apparurent et des ombres fusèrent hors des galeries. Les jeux du crépuscule avaient commencé. Nous étions postés à dix mètres et les bêtes ne nous repérèrent pas. Les jeunes blaireaux se battaient, escaladaient la levée de terre, roulaient dans le fossé, se mordaient la nuque et recevaient la torgnole d’un adulte qui remettait de la tenue dans le cirque du soir. Les fourrures noires rayées de trois lanières d’ivoire disparaissaient entre les feuillages, surgissaient plus loin. Les bêtes se préparaient à fureter par les champs et par les berges. Elles s’échauffaient avant la nuit.
Parfois, l’un des blaireaux approchait de notre position et allongeait son long profil qu’un mouvement de la tête recadrait de pleine face. Les bandes sombres où se logeaient les yeux dessinaient deux coulées mélancoliques. Il avançait encore, on distinguait les pattes plantigrades, puissantes, ramenées en dedans. Les griffes laissaient dans le sol de France ces empreintes de petits ours qu’une certaine race d’hommes assez malhabile dans le jugement d’elle-même identifiait comme traces de « nuisibles ».
C’était la première fois que je me tenais si calmement posté, dans l’espérance d’une rencontre. Je ne me reconnaissais pas ! Jusqu’alors, j’avais couru de la Yakoutie à la Seine-et-Oise, obéissant à trois principes :
L’imprévu ne venant jamais à soi, il faut le traquer partout.
Le mouvement féconde l’inspiration.
L’ennui court moins vite qu’un homme pressé.
Bref, je me persuadais d’un rapport entre la distance et l’intérêt des événements. Je tenais l’immobilité pour une répétition générale de la mort. Par déférence envers ma mère reposant en son caveau des bords de Seine, je vadrouillais avec frénésie – le samedi en montagne, le dimanche aux bains de mer – sans porter attention à ce qui se passait autour de moi. Comment des milliers de kilomètres de voyage vous conduisent-ils un jour le menton dans les herbes, sur le bord d’un fossé ?
Près de moi, Vincent Munier prenait les blaireaux en photo. Sa masse de muscles dissimulée par la tenue de camouflage se confondait avec la végétation mais son profil se découpait encore dans la faible lumière. Il portait un visage à bords francs et à longues arêtes, sculpté pour donner des ordres, un nez qui procurait aux Asiatiques des sujets de moquerie, un menton sculptural et un regard très doux. Un bon géant.
Il m’avait parlé de son enfance, son père partant avec lui se terrer sous un épicéa pour assister au lever du roi, c’est-à-dire du grand tétras ; le père apprenant au fils ce que promettait le silence ; le fils découvrant la valeur des nuits sur la terre gelée ; le père expliquant que l’apparition d’une bête représente la plus belle récompense que la vie puisse offrir à l’amour de la vie ; le fils commençant à tenir ses affûts, décelant tout seul les secrets de l’organisation du monde, apprenant à cadrer l’envol d’un engoulevent ; le père découvrant les photographies artistiques du fils. Le Munier de quarante ans, à mes côtés, était né dans la nuit des Vosges. Il était devenu le plus grand photographe animalier de son temps. Ses images de loups, d’ours et de grues impeccables se vendaient à New York.
« Tesson, je vais t’emmener voir des blaireaux dans la forêt », m’avait-il dit et j’avais accepté car personne ne refuse l’invitation d’un artiste en son atelier. Il ne savait pas que Tesson signifiait blaireau en vieux français. On employait encore l’expression dans les patois de l’ouest de la France et de la Picardie. « Tesson » était né de la déformation du taxos latin d’où provenaient les mots « taxinomie », science de la classification des animaux, et « taxidermie », art d’empailler les bêtes (l’homme affectionnant d’écorcher ce qu’il vient de nommer). Sur les cartes d’état-major de la France, on trouvait des « tessonnières », noms de lieux-dits champêtres qui portaient le souvenir d’holocaustes. Car le blaireau était haï dans les campagnes et irrépressiblement détruit. On l’accusait de fouir le sol, de percer les haies. On l’enfumait, on le crevait. Méritait-il l’acharnement des hommes ? C’était un être taciturne, une bête de la nuit et de la solitude. Il demandait une vie dissimulée, régnait sur l’ombre, ne souffrait pas les visites. Il savait que la paix se défend. Il sortait de ses retraites à la nuit pour rentrer à l’aube. Comment l’homme aurait-il supporté l’existence d’un totem de la discrétion érigeant la distance en vertu et se faisant un honneur du silence ? Les fiches zoologiques décrivaient le blaireau « monogame et sédentaire ». L’étymologie me liait à l’animal mais je ne m’étais pas conformé à sa nature.
La nuit tomba, les bêtes se distribuèrent dans les fourrés, il y eut des froissements. Munier devait s’être aperçu de ma joie. Je tenais ces heures pour l’une des plus belles soirées de ma vie. Je venais de rencontrer une troupe d’êtres vivants parfaitement souverains. Eux ne se débattaient pas pour échapper à leur condition. Nous revînmes à la route par la berge. Dans ma poche, j’avais écrasé les cigares.
— Il y a une bête au Tibet que je poursuis depuis six ans, dit Munier. Elle vit sur les plateaux. Il faut de longues approches pour l’apercevoir. J’y retourne cet hiver, viens avec moi.
— Qui est-ce ?
— La panthère des neiges, dit-il.
— Je pensais qu’elle avait disparu, dis-je.
— C’est ce qu’elle fait croire.
Sylvain Tesson.
LA panthère des neiges.
Gallimard, 2019.